Qui dit renaissance espagnole, dit Christobal de Morales (1500 – 1553) et Tomas Luis de Victoria (1550 – 1611). Ces deux compositeurs sont indubitablement les figures de proue de la polyphonie ibérique qui se caractérise, entre autres, par une intensité du sentiment religieux et une ferveur réellement palpable à l’audition. Cependant, les moyens techniques mis en œuvre sont différents suivant les auteurs. Les compositions de Morales sont dans la lignée des polyphonistes franco-flamands avec entrées en imitations et contrepoint relativement riche ; les compositions de Victoria, plus simples et aux lignes plus épurées, utilisent quant à elles parfois l’homorythmie – c’est-à-dire le fait de prononcer un même texte en même temps à toutes les voix – suivant sans doute en cela les consignes de la contre-réforme de rendre le texte plus intelligible. Des moyens différents donc, mais un même résultat : une musique sacrée riche et expressive qui fut prise en exemple et interprétée à travers le monde du vivant des compositeurs.
L’ensemble Clément Janequin s’est rendu célèbre pour ses interprétations de chansons de la Renaissance. Les enregistrements de compositions de Janequin et de ses contemporains tels Claudin de Sermisy, Antoine de Bertrand, Roland de Lassus etc. resteront probablement encore longtemps des références pour leur fraîcheur et leur spontanéité : on y chante, on y crie, on y joue, on s’y amuse… La voix puissante et un tantinet nasillarde de Dominique Visse y fait merveille. Cependant la musique sacrée requiert des qualités sonores qui semblent a priori peu conciliables avec la « spécialité » profane de cet ensemble. Aurons-nous droit à une « fricassée sauce ibérique » de compositions religieuses ou bien à un ensemble « brailleur et paillard » devenu dévot ?
La vérité est bien sûr en marge de ces stéréotypes. Les chanteurs, décontractés mais concentrés, très attentifs à la justesse vocale et l’équilibre des voix, ont donné un sentiment de sérieux et de professionnalisme. L’homogénéité du son ne fut que rarement rompue et seul le haute-contre Paul Bündgen, dont le timbre est plus « rond » et plus doux que celui de Dominique Visse, était trop souvent en deçà du niveau sonore global. La basse Renaud Delaigue tint sa partie avec facilité dans une tessiture souvent abyssale et nous gratifia de quelques Ré graves sonores et légers. Citons également le baryton Vincent Bouchot et sa voix parfaitement placée même dans le registre aigu. Une mention spéciale revient à Dominique Visse, qui dirigea l’ensemble du concert en donnant le tactus (avec un crayon papier rouge…) tout en assurant sa partie avec la décontraction qu’on lui connaît. Sa voix, pourtant si singulière, se fondait bien dans la polyphonie : la lisibilité et la transparence de chaque ligne mélodique requis par ce répertoire en ont grandement bénéficié. A l’exception d’une ou deux œuvres trop égales de bout en bout, le souci de renouveler le discours musical par des changements de dynamique et de tempo était manifeste. L’interprétation de la messe « Mille regretz » de Morales était particulièrement réussie avec par exemple un « Christe » plus allant que le « Kyrie », la mise en valeur des termes « Tu solus altissimus » dans le Gloria, un « Agnus Dei » final calme et contemplatif à souhait etc. Cette messe est un petit bijou qui enchante manifestement tant les auditeurs que les chanteurs alors rayonnants.
Une réussite complète donc ? Et bien non. Mais il est difficile de dire pourquoi. Il y eut bien quelques petits « couacs » audibles à certaines entrées : ils sont presque inévitables en concert et n’ont perturbé ni la justesse ni l’expressivité. La présence de l’orgue qui doublait les voix pour certaines compositions aurait pu être un élément défavorable mais sa discrétion ne gênait pas la limpidité des lignes mélodiques. La justesse fut pour ainsi dire irréprochable même dans les parties a cappella et nous avons déjà souligné le soucis de varier la dynamique et le tempo. Que manquait-il alors ? Probablement que l’interprétation par un petit chœur est plus approprié dans ce répertoire car cela facilite les élans expressif et dynamique. L’interprétation à un par voix paraît plus appropriée pour les compositions profanes comme par exemple pour la très belle chanson de Juan Vasquez donnée en bis. Il ne manquerait alors à l’ensemble Clément Janequin que ce « pouvoir de la masse » qui est susceptible de nous imposer, bon gré mal gré, un sentiment de ferveur palpable, comme c’est le cas, par exemple, dans les excellents enregistrements de Morales effectués par le Gabrieli Consort sous la direction de Paul Mc Creesh. La Foi était source d’inspiration pour Morales et Victoria et le pouvoir de transmettre la Foi par la musique était leur but. La réussite de l’ensemble Clément Janequin semble s’arrête aux portes du paradis : les chanteurs sortent victorieux sur tous les plans techniques mais la ferveur leur reste matière étrangère. Or pour ce répertoire cet élément semble indispensable. Nous avons donc eu droit à une réussite indéniable, mais pas totale.
Mathias Le Rider