Cette Clemenza di Tito commence sur un gros plan de Titus en pleur. Par esprit de sacrifice pour Rome, il vient de dire définitivement adieu à Bérénice. Parallèlement au déroulement de l’action, sur un écran géant en fond de scène le spectateur va suivre, tout au long des deux actes, tantôt le visage des chanteurs, tantôt quelques détails de mise en scène, alternant avec une vue zénithale du plateau. L’influence de la télévision et du monde de l’image en général est prédominante dans la conception de Ivo Van Hove, qui offre ainsi une diversité de points de vue, subtilement en concordance avec le kaléidoscope psychologique du livret où chaque personnage – ou presque – trouve une bonne raison d’agir et de laisser faire, de trahir et d’être fidèle, d’aimer et de haïr, de condamner et de pardonner tout en même temps. Un peu submergé d’images, le spectateur reçoit le tout en un bloc : la scène, la vidéo et les surtitres, l’ensemble avec les détails. Ce parti pris audacieux fonctionne relativement bien, même s’il paraît un peu systématique et inutile à certains moments, à la limite du fastidieux.
Le décor (unique) est celui d’une chambre d’hôtel de luxe dans les années ’60 où trônent un lit king size et une plus modeste table de travail – l’intrigue sentimentalo-matrimoniale primerait-elle sur l’intrigue politique ? La perception d’ensemble est tout de même celle d’un spectacle réussi : superbement éclairé (c’est un prouesse technique de rencontrer les exigences d’un éclairage caméra sans inonder les spectateurs de lumière ni perdre le caractère intime), conçu avec beaucoup d’humanité et de tendresse pour ses personnages, avec un luxe de détails et un souci très poussé de cohérence, la réalisation, certes hors de sentiers battus, fonctionne très bien. La beauté visuelle est sans cesse préservée, même si le désordre s’installe progressivement sur la scène, à la mesure de celui qui règne à Rome et dans le cœur des personnages.
La distribution, dont on peut saluer la qualité globale, est assez nettement dominée par le Sesto de Anna Bonitatibus : parfaite maîtrise vocale, très grande crédibilité d’actrice, la mezzo italienne dont les rondeurs sont pourtant loin d’être masculines incarne à la perfection le jeune homme conduit à trahir malgré ses convictions. Les méandres psychologiques que traverse son âme torturée sont visibles sur son visage, et dans ce cas particulier le recours à l’écran est particulièrement efficace. Vocalement sa prestation est magnifique, le timbre est chaud et les vocalises bien en place, de sorte que l’émotion est omniprésente. Dans le même registre travesti, Anna Gravelius donne beaucoup de crédibilité également au rôle certes plus modeste d’Annio, c’est une heureuse découverte. Simona Saturova campe une Servilia un peu vamp sans qu’on saisisse vraiment ce que le metteur en scène veut nous faire comprendre, mais là aussi, la prestation vocale est très convaincante, et c’est le principal. Alex Esposito assume avec autorité et brio le petit rôle de Publius et Véronique Gens a peu d’effort à faire pour endosser celui de Vitellia; elle promène sur la scène son physique de reine à qui tout est dû, mais son engagement est peut-être un peu moins convaincant que celui de ses partenaires, sans doute parce qu’elle y met aussi moins d’intensité. La voix reste belle mais paraît plus dure que d’habitude et les vocalises un peu moins soignées. Reste le Titus de Kurt Streit : lui aussi joue abondamment d’un physique tout en majesté, idéal pour le rôle, et exprime avec beaucoup de justesse et d’émotion, à travers l’écran et la vidéo, les affres du doute et les ambiguïtés du pouvoir. Sa prestation vocale, cependant, reste en deçà des espérances : il montre beaucoup d’aisance dans les récits mais le timbre s’appauvrit à mesure qu’avance l’intrigue et la voix, vite fatiguée, connaît des faiblesses au second acte – au moment où au contraire elle devrait rayonner le plus. Ce Titus très humain finit néanmoins par emporter l’adhésion, tant la crédibilité scénique du personnage est grande. Il faut souligner aussi la qualité d’équilibre de cette distribution, qui apparaît surtout dans les nombreux et magnifiques ensembles dont Mozart a ponctué l’œuvre : aucun voix ne domine les autres, la lisibilité de la partition est sans cesse préservée et la richesse d’écriture apparaît alors dans toute sa splendeur.
C’est finalement de la fosse que vient la seule vraie déception : après une ouverture bien prosaïque et comme insensible aux subtilités d’interprétation des chanteurs, le chef mène ses troupes sans grand discernement. On cherche en vain dans la partie orchestrale le pendant du travail très fouillé mené sur la scène. Confondant énergie avec dureté et suavité avec mollesse, peu attentif aux exigences des chanteurs, peu enclin à la poésie, Ludovic Morlot confirme hélas l’impression qu’il avait donnée ici même, il y a quelques mois de cela, dans Cosi : le répertoire mozartien ne lui convient guère. Les chœurs, en revanche, livrent une excellente prestation.