Après une splendide Messe en si mineur, spatialisée, donnée ici même en 2018 (immersion totale dans Bach), programmée par Laurent Joyeux – le précédent directeur de l’Opéra de Dijon – reportée pour cause de Covid, cette Passion selon Saint-Matthieu a échappé aux changements imposés par son successeur. Après l’avoir donnée à La Seine musicale, Leonardo García Alarcón et ses amis se retrouvent à l’Auditorium, grande basilique le temps de cette célébration.
« Il faut s’appuyer sur l’authenticité, sur la relation au manuscrit, sur tout ce que l’on sait d’un compositeur et de son époque pour aller vers la créativité et l’inventivité dans les choix de réalisation » déclarait le chef argentin. En effet, ce que nous allons écouter est très sensiblement différent des versions, historiquement informées ou non, qui fleurissent toujours en cette saison pascale. Nous sommes invités au partage de cette Passion dont la portée est rendue universelle par la lecture dramatique qu’en propose Leonardo García Alarcón. Partage car on connaît sa générosité, mais aussi parce que la spatialisation qu’il propose abolit les frontières entre les artistes et le public.
Les deux orchestres sont accolés, cour et jardin, pour l’imposante page initiale, « Kommt, ihr Töchter… » La polychoralité se traduit par le dialogue entre le chœur placé derrière les instrumentistes et l’autre, en salle. Le cantus firmus est confié à cinq chanteurs placés au premier rang. Les dispositifs varieront en fonction des scènes pour aboutir à l’admirable « Wir setzen uns mit Tränen nieder », sur lequel s’achève la Passion, au placement des deux chœurs de part et d’autre des fauteuils d’orchestre, alors que l’éclairage du fond de scène a viré au rouge (*). Il en ira de même de certaines interventions de solistes. Ce choix, qui serait périlleux pour nombre de formations, est assumé d’une façon exemplaire, nous en reparlerons. Comme chez René Jacobs, c’est une quarantaine de choristes qui sont mobilisés, puisque le Chœur de Chambre de Namur et le Chœur de l’Opéra de Dijon ont été associés pour la circonstance. L’immense nef de l’auditorium, dont chacun vante l’acoustique, invite effectivement à choisir cet effectif.
Une Passion, c’est déjà un Evangéliste. On connaît et apprécie toujours l’extraordinaire Valerio Contaldo, dont l’excellence dans le répertoire de langue italienne n’est plus à souligner. On avait oublié que le Valaisan, donc trilingue, a été lauréat du concours Bach de Leipzig en 2008, et a déjà chanté l’Evangéliste de la St Jean. C’est un prodigieux conteur, une véritable révélation, qui nous vaut un récit animé, vécu avec une intensité à laquelle nul ne peut rester insensible. Son chant, parfaitement intelligible, est conduit avec une maîtrise exceptionnelle, tant musicale que dramatique.
La seule réserve de cette célébration réside dans la relative modestie des deux voix de femmes, sous-dimensionnées pour la vaste salle. Daria Savinova (une Carmen qui vient de l’Est), familière du répertoire baroque, conduit ses ariosos et ses airs avec un art consommé. Mais « Buss und Reu » souffre de ce déficit de volume, et l’émouvant « Erbarme dich » confirme cette impression. C’est d’autant plus dommage que, dans tout autre lieu, l’équilibre avec le continuo et les instruments solistes (ici les deux traversos, là le violon) serait idéal. Il en va de même de l’air de la flagellation, malgré la projection de la voix. Ilse Eerens a chanté Bach avec Frans Brüggen, son aisance n’est pas moindre ce soir. Cependant, malgré son engagement, la voix, légère, et l’émission restent en retrait des attentes. On retiendra son récit avec les hautbois da caccia, puis son air « Aus Liebe will ich… », avec flûte, dont les modelés, l’expression sont justes et émouvants. Le duo des voix de femme « So ist mein Jesus nun gefangen », ponctué des exclamations de la foule, est un moment extraordinaire, et réussi.
Trois des solistes initialement annoncés ont en effet dû être remplacés (Ana Quintans, Marianne Beate-Kielland et Thomas Bauer). Le suppléant de ce dernier, André Morsch campe un Jésus puissant, d’une noblesse grave, au timbre soyeux, aux accents qui nous touchent (**). Les autres protagonistes (Pierre, Pilate etc.) sont également remarquables. Quant aux solistes en charge des récitatifs et arias, il faut retenir déjà Fabio Trümpy (déjà chez Jacobs en 2012) qui nous vaut l’arioso « Mein Jesus schweigt », suivi de « Geduld » proprement exemplaires. L’émission épouse le texte, tendre, sensible, douloureux, valeureux et héroïque. La ligne, les couleurs en sont superbes. Christian Immler, qui est un peu chez lui à Dijon, défend plus qu’honorablement sa partie (enregistrée déjà avec Françoise Lasserre, puis Bernius). Ses quatre airs sont autant de réussites.
Les chœurs, puisqu’ils sont deux, voire trois, forcent l’admiration, quelle que soit la nature de leurs interventions . L’éloquence de leur émission, les nuances extrêmes, les violentes interjections de la foule, tout est là. La prouesse doit être soulignée d’obtenir une cohésion, des équilibres idéaux malgré la distanciation et les déplacements de chacun. L’engagement des acteurs, et la direction animée de Leonardo García Alarcón ont permis la réalisation du miracle. Il faut dire à ce propos que les textes chantés sont articulés par le chef – qui les connaît par cœur – dont la gestique interpelle avec efficacité. Lorsque le continuo fait appel à la merveilleuse viole de gambe de Margaux Blanchard (pour le ténor, puis la basse), le chef passe au positif, avec les théorbes, un bonheur singulier. Cappella Mediterranea est au mieux de sa forme. Non seulement les soli en sont exemplaires, mais, surtout, les phrasés souples, aux accents justes qu’impose la direction, la lisibilité constante du propos, permettent d’imposer l’atmosphère tourmentée, violente, crépusculaire, mais aussi douce et sereine de cette Passion. La plénitude, le souffle, les couleurs, la plus riche palette expressive sont au rendez-vous. Une sacralité à dimension universelle, dont les accents dramatiques vont au coeur de chacun.
(*) à la différence avec la réalisation de la Seine musicale, les changements de lumières ont été réduits à cette page finale.
(**) On le retrouvera avec bonheur dans Don Pasquale (Malatesta), en mai.