Le 28 mai 1913, la création du Sacre du printemps déchaînait une tempête dans la salle du Théâtre des Champs-Elysées, suscitant un réjouissant échange d’invectives, dont le fameux « Taisez-vous, garces du seizième » poussé par Florent Schmitt. Le 15 mai 1914, Mârouf, savetier du Caire était salué par la critique unanime, mais ce sont les garces de la deuxième moitié du vingtième (siècle) qu’il faut désormais faire taire. Par quel snobisme imbécile des beaux esprits ont-ils un jour décrété ringard le chef-d’œuvre d’Henri Rabaud, privant ainsi le public parisien de Mârouf pendant quelques décennies ? Après une création triomphale (voir notre article), après une série de succès planétaires, sonna l’heure de l’injuste oubli. Durant un demi-siècle, cette merveille d’orchestration, à l’orientalisme aussi savoureux que la kenafa au miel réclamée par l’épouse du héros au premier acte, ne tenta plus guère que les théâtres étrangers – le Colon de Buenos Aires, avec Robert Massard en 1966 – ou de régions, Nantes en 1975 (production qui déboucha sur l’une des intégrales disponibles), Strasbourg en 1981, ou Marseille en 2000. A Paris, l’avait-on réentendu depuis le concert donné par la RTF en 1964 ? Autrement dit, il y avait urgence, et l’on ne saurait trop remercier Jérôme Deschamps d’avoir, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, programmé cette œuvre un an exactement avant son centenaire (comme nous l’avions annoncé dès février 2012).
L’actuel directeur de la Salle Favart a également choisi d’en assurer la mise en scène, ce qui aurait pu inspirer à certains quelques craintes. Tout le monde n’avait pas forcément apprécié son Zampa ou son Fra Diavolo, mais Mârouf se prête finalement beaucoup mieux au second degré souriant que cultive le fondateur des Deschiens. Loin des fastes de la production donnée au Palais Garnier dans les années 1940, on retrouve ici l’esthétique de son Enlèvement au sérail aixois (2004) ou de L’Etoile (2007), le même exotisme rigolard, avec faux chameaux et turbans improbables. Les décors d’Olivia Fercioni, d’abord limités à quelques petits pans de mur cairotes, s’enrichissent au fil des actes, avec comme un hommage aux hammams peints par Gerôme au quatrième acte, et un Sphinx sur toiles peintes au dernier. Quant aux costumes, on sait désormais de quoi est capable Vanessa Sannino, pour le meilleur (Un fil à la patte à la Comédie-Française) comme pour le pire (La Muette de Portici). Heureusement, c’est ici son meilleur qu’elle nous offre, avec ce Mârouf-mammamouchi, ce Sultan qu’on croirait coiffé d’une montgolfière, cette Princesse à la robe magique, avec surtout de très nettes réminiscences des Ballets Russes durant le troisième acte ; saluons au passage les artistes de la Compagnie Peeping Tom, ces danseuses au corps turquoise comme les mamelouks – clin d’œil au Nijinski du Dieu bleu ? – et aux pantalons d’odalisques dignes de Schéhérazade, qui deviennent ensuite poissons de bassin nourris par des eunuques. Nous sommes donc clairement dans la parodie sans méchanceté, ce qui permet au spectateur forcément ironique du XXIe siècle de prendre plaisir à un conte des Mille et une nuits où il serait vain de chercher autre chose qu’une dose de dépaysement pimentée d’un peu de sexisme 1900 et de poésie alambiquée.
C’est bien sûr la musique de Rabaud qui justifie amplement la reprise de Mârouf, et par bonheur, elle est ici magnifiquement servie. Alain Altinoglu rend justice au raffinement de la partition, à son exotisme subtil, qui tente de se rapprocher de la musique orientale par tous les moyens alors accessibles à un compositeur occidental. Le chef a su dompter l’acoustique de la Salle Favart, en évitant tout clinquant, tout excès sonore, et l’on aimerait retrouver plus souvent le Philharmonique de Radio France dans cette fosse. Vocalement, l’œuvre ne semble pas présenter d’exigences redoutables, et ne devrait pas poser de problème majeur de distribution. Mârouf ayant été créé par Jean Périer, le premier Pelléas, il fut un temps où l’on s’accordait avec ce personnage la même licence qu’avec le héros de Debussy, en le faisant chanter par un ténor. Périer était pourtant bien un baryton, qui interprétait des rôles que nul ne songerait à confier à un ténor (il avait Don Giovanni à son répertoire et créa en 1907 le muletier de L’Heure espagnole en 1907). Excellent Pelléas également capable d’aborder des rôles plus lourds, Jean-Sébastien Bou était l’homme de la situation : par ses qualités de timbre et de diction, par le naturel de son jeu d’acteur, il est sans doute le meilleur Mârouf dont on puisse rêver aujourd’hui. On pouvait en revanche s’interroger sur ce que ferait Nathalie Manfrino de la princesse Saamcheddine : fort heureusement, le rôle se situe dans ses meilleures notes, ne l’obligeant presque jamais à forcer, et la soprano peut donc livrer une composition admirable que rien ne vient gâter. Si Nicolas Courjal campe un Sultan tout à fait adéquat et délicieusement ridicule, on reste perplexe devant l’évolution vocale de Franck Leguérinel, qui semble désormais plus acteur que chanteur. Les imprécations de Fattoumah autorisent Doris Lamprecht à pousser des cris d’orfraie auxquels elle ne nous a pas habitués. Le ténor Christophe Mortagne, dont on avait beaucoup admiré le Guillot dans la Manon londonienne et new-yorkaise d’Anna Netrebko, possède une voix de trompette et des dons de comédien qui en font l’interprète idéal de ces rôles de caractère. Autour d’eux, les membres de l’Académie de l’Opéra-Comique se partage une poignée de petits rôles, soutenus par le Chœur Accentus qu’on aurait pu souhaiter un peu plus fourni. Dommage, vraiment, que ce spectacle ne soit pas immortalisé par une captation vidéo ; du moins sera-t-il enregistré par France Musique et diffusé le 22 juin, pour un excellent lendemain de Fête de la Musique.