Située au large de l’Attique, l’île d’Eubée permet d’observer les échanges entre la Grèce et l’Asie Mineure. En 1204 les Vénitiens en avaient reçu le contrôle à l’issue de la quatrième croisade mais il leur fallut près de deux siècles pour imposer par étapes successives leur protectorat aux féodaux qui s’y partageaient des zones d’influence. Deux ans suffiront pour qu’ils en soient chassés par le conquérant de Constantinople. Maometto II. Sur cette base historique, Cesare Della Valle, duc de Ventignano, gentilhomme napolitain qui avait déjà produit cinq tragédies inspirées de la mythologie grecque, écrivit en 1820 une Anna Erizo qui mettait en scène le dernier gouverneur de l’île et le conquérant musulman au moment du siège de la forteresse de Negroponte, capitale de l’Eubée. Entre les deux, la fille du premier, qui s’est éprise du second, venu espionner secrètement sous une fausse identité les défenses de l’île. Aussi résiste-t-elle au désir de son père qui veut assurer sa protection en l’unissant à son plus fidèle lieutenant. Mais quand le chef des assaillants paraît elle découvre simultanément que celui dont elle rêve depuis leur rencontre l’a trompée et qu’il est l’ennemi venu détruire son monde. Que fera-t-elle ? Entre sa patrie, son père et son amant, qui l’emportera ? En vraie fille d’Italie, elle optera pour le devoir, et préfèrera se tuer que de céder à la violence victorieuse. Hélas, le titre était déposé : l’opéra ne s’appellerait donc pas Anna Erizo.
Cesare Della Valle se fit prier pour tirer un livret de sa tragédie, mais entre mai et l’automne 1820 ce fut le 3 décembre 1820 ; l’opéra put être créé au San Carlo. Ce ne fut pas un triomphe. Plus que l’interdiction récente des jeux de hasard au foyer, qui avait privé le théâtre de rentrées abondantes et probablement nui à la fréquentation, l’originalité de l’œuvre pourrait expliquer la tiédeur de la réception. Des numéros musicaux d’une longueur anormale, un final abrupt qui douche les attentes d’un grand air conclusif, et une écriture pour l’orchestre qui bouscule çà et là les harmonies habituelles, ce Rossini prenait bien des libertés. Il a fallu attendre les années 1970 pour que l’œuvre soit réévaluée, grâce entre autres au regretté Philip Gossett, et que lui soit restitué son rang parmi les chefs d’œuvre de la période napolitaine. Cela posé, on pourrait tout craindre d’un metteur en scène qui voudrait profiter de l’actualité pour traiter l’œuvre en affrontement de deux religions, alors que c’est le danger militaire que la forteresse représente qui pousse le sultan à s’en emparer, et c’est la résistance farouche qui lui est opposée qui le conduit à une féroce répression, non la haine vouée à des Infidèles. Maometto II est présenté comme un pragmatique prêt à épargner les Vénitiens s’ils cessent de se battre et le père et le « frère » de sa bien-aimée si elle consent à l’épouser.
Jochen Schönleber, qui s’est chargé de la mise en scène – avec le concours de Matteo Marziano Graziano, qui signe aussi la chorégraphie – des décors et des lumières, ne tombe pas dans ce piège. On pourra trouver – nous l’avons entendu – que le spectacle relève du « patronage », mais cette appréciation ne peut se référer qu’à l’exigüité des moyens employés. Bad Wildbad ne survit qu’en rognant sur les dépenses, et cela se voit, quand par exemple nulle figuration ne vient enrichir les scènes d’ensemble et que les choristes en nombre mesurable essaient de meubler l’espace, ou que l’on reconnait dans certains costumes de Claudia Möbius des restes de productions antérieures. Mais l’ingéniosité limite les carences : le panneau pivotant transforme une muraille en paroi de la chambre d’Anna, puis en mausolée de la mère, avant de devenir, repoussé en fond de scène et rapidement orné, la tente où le conquérant détient la jeune fille. Partant de jardin, un praticable s’enfonce en oblique vers le fond de scène, on y accède par un escalier et il compose une plate-forme en surplomb d’où haranguer et surveiller. Dans ce dispositif sommaire mais fonctionnel Jochen Schönleber se montre soucieux d’une direction d’acteurs au plus près du texte qui va de pair avec le soin qu’il apporte à régler les lumières en fonction des situations.
1820, c’est encore le règne du bel canto, et c’est la force de Bad Wildbad de savoir réunir des équipes en mesure de rendre justice aux partitions en les interprétant dans les règles. Certes, les chanteurs ne sont pas des machines et on peut se trouver là le jour où pour l’un ou l’autre ça ne marche pas. Mais le lecteur averti se souviendra toujours que les impressions que nous rapportons sont celles d’une représentation et ne prétendent ni à être exhaustives ni définitives. Dans le rôle du père, un ténor entendu l’an dernier dans Adelson e Salvini dont l’intrépidité à affronter la colorature nous avait semblé proche de la présomption. Nous ignorions alors qu’il croyait devoir en rajouter à cause d’un traitement médical. Le chant de Merto Sungu a conservé son élan mais il ne nous semble plus émis à la grâce de Dieu ; il témoigne d’une assurance et d’une volonté qui font plaisir à entendre. La voix est étendue, sonore, ferme et homogène, la diction nette et incisive s’il le faut et l’agilité suffisante pour gravir et dévaler sans broncher les échelles les plus raides. Quelques distractions, un écart de justesse, un autre de rythme, mais il va de l’avant sans se démonter et s’impose par son aplomb. Il sait se montrer émouvant quand il le faut et sa présence physique est un atout de plus pour une carrière déjà bien lancée.
Le vrai chevalier de l’histoire, unissant courage pour le combat et délicatesse des sentiments, ne joue qu’un rôle secondaire, après s’être affirmé dans le débat initial ; par la suite, Calbo subit les décisions des autres, mais Rossini lui a écrit au deuxième acte un air virtuose propre à assurer le succès de l’interprète si elle en a les moyens. Ceux de Victoria Yarovaya, nous ne cessons de le répéter depuis que nous l’avons entendue à Bad Wildbad il y a trois ans, sont des plus spectaculaires que l’on puisse rêver, dans l’extension, la rapidité des vocalises, la précision de leur exécution, la profondeur et le moelleux des graves, la fulgurance des aigus, le mordant des agilités de force et les piani qu’elle sait leur enchaîner dans un legato caressant. Pourquoi ne fait-elle pas la carrière qu’elle mérite ? L’ovation de stade que lui vaut le « Non temer d’un basso affetto » à laisser bouche bée est-il un baume suffisant ?
Elisa Balbo, en revanche, était une inconnue pour nous. Dotée de la minceur prônée par les magazines de mode elle offre l’image d’une fragilité prête à plier sous les orages qui la menacent, guerriers ou sentimentaux. La voix, très étendue, avec des graves et un centre solides, nous parvient un peu stridente dans les suraigus, et par moments l’émission semble moins libre, en retrait, et l’impression nécessaire de naturel, qui est le comble de l’art pour les belcantistes, laisse place à une affectation peu agréable. La souplesse et l’agilité sont réelles et remarquables, mais gagneraient à être affinées, car les montées et descentes d’échelles spectaculaires doivent avoir la plus stricte précision sous peine de devenir des bordées débridées. Entre le matériau disponible et la volonté, qui semble affirmée, cette nouvelle venue dans l’univers rossinien devrait s’y faire sa place.
Après Assur et Mosè, Mirco Palazzi aborde un autre grand rôle pour basse, celui de Maometto II. Nos lecteurs savent l’estime et l’admiration que nous avons pour la musicalité et la probité de ce chanteur, que cette mise à l’épreuve confirme. Si l’air d’entrée nous a semblé prudent dans sa première partie, l’agilité moins fluide qu’à l’accoutumée, la battue un peu lente y était peut-être pour quelque chose, car dans la cabalette l’artiste s’est montré tel que nous le connaissions, maîtrisant aussi bien les chausse-trapes de l’écriture que les nécessités de l’interprétation dramatique, parfaitement convaincant dans un personnage en qui s’allient l’autorité brutale et la prégnance sentimentale, et parfaitement à l’aise sur toute la tessiture.
Un stagiaire de l’Académie tenait le double rôle de Condulmiero, un lieutenant vénitien partisan de la reddition, et de Selimo, un second de Maometto. Nous avions remarqué Patrick Kabongo Mubenga dans La scuola dei gelosi. Alors que ces deux rôles sont peu développés, il impressionne, à peine ouvre-t-il la bouche, par une émission franche et claire qui capte l’attention et une projection qui fait mouche. Autour des solistes, le chœur Camerata Bach de Poznan est comme à l’accoutumée bien préparé et fait montre d’une belle présence, aussi bien physique que vocale. Un seul incident, un départ flou pour le chœur féminin, par ailleurs irréprochable dans les airs en coulisse destinés à créer l’illusion de profondeur spatiale.
Autre pilier du festival, l’orchestre Virtuosi Brunensis se montre sous son meilleur jour, les soli de clarinette, de flûte et de harpe étant particulièrement réussis et les cuivres donnant toute l’ampleur et toutes les couleurs, avec le concours des bois, pour créer les deux univers sonores que Rossini a conçus. Antonino Fogliani, directeur musical du festival, semble avoir soigné particulièrement la mise en place de ces détails d’instrumentation qui font la singularité de la partition et révèlent les intentions de Rossini, car on perçoit une foule de traits qu’une lecture moins profonde laisserait probablement se perdre dans le flux sonore. Il obtient des cordes des caresses bouleversantes, dans la cantilène d’Anna près de la tombe de sa mère, et dans sa reprise lors de l’arrivée du père. Entre les tragédies personnelles et la tragédie collective, il respecte toutes les nuances de l’introspection et du sentiment comme il fait courir le frisson de la menace toujours plus proche, graduant justement le contrôle des intensités sonores, avec une fermeté alliant sensibilité et rigueur et le souci constant de la tension dramatique. C’est à nos yeux, ou plutôt à nos oreilles, une nouvelle réussite dans son ambitieux parcours rossinien.