A l’occasion de la rediffusion en streaming de Manon (visible jusqu’au 28 octobre 2020), nous vous proposons de retrouver ci-après le compte rendu de la représentation du 12 septembre 2016 .
C’est à l’Opéra des Nations, en place depuis février 2016 et cela pour deux ans et demi, que le Grand Théâtre de Genève ouvrait sa nouvelle saison, ce lundi soir, avec la production de Manon. Réunissant le couple vedette Petibon/Py, ayant déjà triomphé à Genève avec Lulu, le spectacle est un des rendez-vous très attendus de la rentrée.
Drame sulfureux pourtant destiné à la bourgeoisie bien-pensante qui peuplait alors les loges de la salle Favart, Manon suscite les plus vives passions à sa création en 1884. Mais ce qui inquiète Massenet n’est pas tant l’accueil du public que l’obsession de trouver l’interprète idéale. Le compositeur en livre le témoignage dans ses Souvenirs : « Beaucoup, certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le cœur que j’y avais mis ». Car c’est bien là toute la difficulté de l’œuvre, dont la réussite, outre la qualité générale d’exécution musicale et scénique, repose sur la compréhension même du personnage principal, capable d’abnégation autant que de perfidie. Par le plus grand des hasards, ou presque, Massenet trouvait sa première Manon en Marie Heilbronn, avant que ne disparaisse brusquement la jeune cantatrice. La postérité fera honneur au compositeur et son héroïne fétiche en lui prêtant les voix successives d’Edita Gruberova, Renée Fleming, Natalie Dessay ou Anna Netrebko, avant que Patricia Petibon embarque à son tour pour le couvent, ou plutôt… pour le bordel ! Car c’est bien là qu’Olivier Py situe l’action de cette production délicieusement décapante !
Les puristes, les traditionnalistes et autres gardiens du temple n’y verront là qu’une réplique de la Carmen que le metteur en scène créait à Lyon en 2012, et assassineront Manon avec la même hâte. Car un premier coup d’œil furtif, à travers les enseignes érotiques qui entourent l’hôtellerie d’Amiens, rappelle spontanément le cabaret imaginé pour les cigarières de Séville. Mais au-delà d’une semblable condition féminine étouffée par la machinerie masculine – thématique justement traitée par le metteur en scène – rien ne permet de confondre la bohémienne et la jeune provinciale.
Au cœur d’un ingénieux décor modulable à l’infini, dont seul Pierre-André Weitz a le secret, Guillot et Brétigny, clients réguliers de l’hôtel, cherchent à se ravitailler. Mais au milieu de ruelles étroites éclairées par les devantures de peep-show, la seule chose que l’on consomme c’est la chair féminine. Dès le service du repas, annoncé par l’hôtelier, Py assume son parti pris et substitue à l’habituel et fastidieux défilé de plats celui d’entraîneuses et de gigolos, réduits à l’état d’objets de désir. Manon fait escale, et les façades closes révèlent un décor en maison de poupées, où règne Lescaut. Tandis qu’elle enfile la nuisette de satin rouge que lui lance son cousin, on boit les paroles de la jeune enfant étourdie par un voyage durant lequel elle admirait « les voyageurs jeunes et vieux », croyant « [s’]envoler au paradis » ! Le texte de Meilhac et Gille prend ici un sens unique, et quand Manon avoue « aimer trop le plaisir », l’évidence s’impose et l’on comprend pourquoi sa famille souhaite la faire entrer dans les ordres. Mais il n’y aura pas de couvent pour Manon, qui rencontre Des Grieux et s’enfuit avec lui. Inutile donc de s’entêter à faire de la jeune femme l’habituelle provinciale frigide et d’attendre le IIIe acte, si ce n’est le IVe, pour dévergonder celle qui avoue si naturellement le pêché de luxure. Olivier Py l’a compris et redonne au personnage toute sa cohérence psychologique, évitant l’écueil de ses nombreux prédécesseurs qui faisaient de l’héroïne une personnalité schizophrénique, changeante d’acte en acte.
Tous détours évités, le chemin parcouru par le jeune couple sera plus court que celui allant d’Amiens à la rue Vivienne. Une chambre parmi les autres, dont la décoration de palmiers façon lagon bleu convoque la lune de miel au cœur de la maison close, abrite ceux qui tentent de s’aimer là où d’ordinaire on se consomme. Avec l’arrivée de Lescaut et Brétigny se ravive le rouge incandescent du désir et l’oasis de fraîcheur disparait en coulisse. Le stratagème des deux hommes fonctionne au point que Manon, seule sous la poursuite, plie sous le poids de cette boule à facettes qui reflète, aux yeux d’un public tout entier pris à témoin, la marque d’une existence qu’elle croyait révolue. Quand Des Grieux la retrouve et rêve de la maisonnette blanche où il installerait leur vie commune, Manon enfile alors son masque mortuaire et n’adresse à son amant qu’un regard résigné, tandis qu’on l’enlève brutalement. L’enchainement subit des évènements emporte le public jusqu’au Cours-la-Reine sans qu’il ne s’autorise à applaudir. On y retrouve l’effervescence d’une foule habituée et réjouie d’assister aux manœuvres de Lescaut, déshabillant brutalement Rosalinde pour en faire sa nouvelle recrue. Les réactions de Poussette, Javotte et Rosette, oppressées par Guillot, ajoutent à la suffocation générale tandis qu’on annonce d’autres « élégantes », encore. Parmi elles, Manon, en robe de strass dorée, descend les gradins de bois accompagnée de trois danseurs. Le numéro consacre la reine de beauté d’une couronne et Guillot tombe à ses pieds qu’il embrasse frénétiquement avant de lui offrir le ballet de l’Opéra. Mais Manon ne s’intéresse guère au divertissement pourtant habilement chorégraphié par Daniel Izzo, et se presse déjà à St-Sulpice…
Après un entracte qui entretient délibérément le suspens, Des Grieux reçoit la visite d’un père qui le pousse vers le mariage plus que vers la foi. Le jeune abbé tente pourtant de chasser l’image du désir qu’incarnait Manon, tandis que ses fantasmes se projettent en ombres chinoises, incarnés par une danseuse et trois danseurs, portant pour seul costume des masques de diable et de porc. Dans ce pesant chaos, l’arrivée de Manon en robe de strass noire précipite le destin de Des Grieux qui renouvelle son amour à Manon. A l’Hôtel de Transylvanie, la métaphore du jeu d’argent, jeu d’amour, finalement jeu du sort, s’incarne en une imposante roue de la fortune, tour à tour actionnée par les machinistes ou les entraineuses. Le couple parait alors en costume d’époque et tout de rouge vêtu : Manon en marquis, Des Grieux en comtesse, parodiant d’un simple geste des décennies de productions surannées ! L’inévitable appât du gain conduira les amants, à l’acte suivant, sur une route du Havre sinistre, où s’efface le décor pour ne révéler que les étoiles parmi lesquelles brillera bientôt le nom de Manon…
Nombreux étaient les espoirs qui reposaient sur les épaules de Patricia Petibon, tant le rôle représente une performance vocale et scénique redoutée. La soprano l’aborde d’ailleurs avec défiance au premier acte, mais l’inquiétude qui habite son œil n’appartient pas à Petibon, mais bien à Manon elle-même qui révèle dès son premier air un tempérament de feu. La mélodisation du rire (« Je suis encor tout étourdie ») est alors aussi exquise que le seront chacun des élans virtuoses (« Je marche sur tous les chemins ») et chacune des délicates nuances (« Voyons, Manon, plus de chimères ») sollicitées par la partition. A leur tour, les deux pages, célèbres entre toutes, de l’air de la petite table et de la gavotte, prennent sous les traits de la chanteuse une dimension inouïe. Seule sous la poursuite, ou entourée de ses boys, Patricia Petibon, rousse Manon, confirme sa place parmi les grandes. En Des Grieux, Bernard Richter est un partenaire exemplaire, solide et investi. Légèrement en force dans « Ah ! fuyez douce image », et manquant de nuances dans « En fermant les yeux », le ténor révèle des couleurs d’une infinie tendresse dans le duo « Nous vivrons à Paris », réservant l’ampleur de sa palette pour le duo de la main. Les autres rôles masculins ne sont pas en reste avec Pierre Doyen qui offre une voix charnue et assurée à Lescaut, l’adroit Brétigny de Marc Mazuir et l’idéal Comte des Grieux de Balint Szabo. Parfaitement à l’aise sous les traits du vil Guillot, Rodolphe Briand se montre un formidable serviteur du mélodrame français, pourtant si difficile dans son exigence de justesse de ton. Aux cotés de la star féminine de la soirée, il est difficile de briller pour Poussette, Javotte et Rosette, pourtant Seraina Perrenoud, Mary Feminear et particulièrement Marina Viotti, assurent une prestation impeccable.
Sous la direction d’Alan Woodbridge, le chœur du Grand Théâtre, apparaissant au premier acte depuis l’arrière de la salle, se montre exemplaire. Enfin, l’orchestre de la Suisse Romande révèle à nouveau toute la subtilité d’orchestration de Massenet. Sous la baguette du chef slovène Marko Letonja, soucieux d’équilibrer plateau, fosse et coulisses, l’effectif de chambre et la musique de scène sont d’un même raffinement que cet ardent tutti qui rend lui aussi, à Manon, sa véritable couleur.