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Pour son weekend Mahler, la Philharmonie de Paris invitait le chef Valery Gergiev pour deux concerts aux proportions colossales à première vue : la tonitruante Symphonie n° 8 était précédée la veille d’un doublé copieux : la Symphonie n° 4 et le Chant de la Terre.
A bien y réfléchir, la réunion de ces deux œuvres ne semble pas si incongrue. Dans ces deux opus qu’une dizaine d’années sépare, Mahler fait preuve d’une utilisation de l’orchestre plus parcimonieuse qu’à l’habitude : finis les orchestres monstres des symphonies 2 et 3, exit la pompe de la n° 8 ou le drame effusif de la n° 6. C’est avant tout l’ombre de la musique de chambre qui plane sur ces pages orchestrales, puisque quelques pupitres seuls suffisent à en convoquer l’atmosphère doucement tragique.
© Hiroyuki Ito
Ce constat n’est pas pour autant un obstacle aux contrastes d’expression, et cela, le directeur musical des Münchner Philharmoniker l’a bien compris. Après un premier mouvement rayonnant, on est saisi par la mosaïque de timbres aigres qu’est le scherzo de cette Symphonie n° 4. Il faut dire que la réelle vigueur de ce mouvement doit beaucoup au violon truculent et crin-crin à souhait du konzertmeister Lorenz Nasturica-Herschcowici.
C’est vers le troisième mouvement que l’on sent pointer ce qui deviendra le trait de caractère de cette soirée. Pour cet Andante, « le plus beau que j’aie encore composé » (propos du compositeur auxquels nous ne pouvons que souscrire), Gergiev joue la carte de l’efficacité : tout est droit, sans préciosité, allant plus directement au cœur de l’auditeur. Ne cédant en rien aux soupirs sentimentaux trop entendus dans cette musique, il porte néanmoins ce mouvement à un sommet de concentration et de construction. Placée au fond de l’orchestre, à droite des contrebasses, Genia Kühmeier aurait facilement pu disparaître dans les quelques remous du dernier mouvement. Fort heureusement, l’habitude de Gergiev pour le répertoire lyrique lui a appris à économiser son orchestre, et c’est sans encombre que le timbre toujours aussi sain et brillant de la soprano autrichienne nous parvient. La diction et la compréhension de la musique et du texte sont aussi exemplaires, ce qui nous fait regretter les quelques défauts d’intonations qui viennent entacher çà et là une performance presque parfaite.
Cette tendance à l’économie, nous la retrouverons dans la deuxième partie de ce concert. Ici aussi, sans doute pour mieux fusionner les timbres vocaux et instrumentaux, les solistes sont placés dans l’orchestre. Il faut donc redoubler de prudence pour ne pas les couvrir, mais Gergiev veille toujours au grain : privilégiant des attaques précises et dynamiques, il s’assure de garder les chanteurs toujours au premier plan. De la même manière, les climax de chaque mouvement sont amenés avec naturel, sans clinquant qui serait malvenu pour une œuvre aussi intime que le Chant de la Terre.
La voix de Simon O’Neill n’est pas la plus volumineuse, ni la plus chaleureuse, mais elle est suffisamment souple pour se plier aux sautes d’humeur du premier mouvement. De plus, le soin apporté à l’articulation du texte est à souligner, même si ces trois mouvements impairs auraient pu être plus différenciés sur le plan musical.
La réelle découverte de la soirée s’amorce au deuxième mouvement. Membre de la troupe de l’Opéra de Francfort, Claudia Mahnke aborde sa partie d’alto avec une sérénité bienvenue. Parfaitement à l’aise sur l’ensemble de sa tessiture, on ne décèle aucune imperfection ni rupture de registre : l’aigu sort aussi bien en sons filés qu’en forte généreux, et les graves (rarement poitrinés) ne perdent pas pour autant en présence. Musicalement, « Der Einsame im Herbst » aurait pu faire l’objet de plus de contrastes, mais cette économie d’humeurs va de pair avec la direction limpide de Gergiev. « Der Abschied » est aussi plus apaisé que tourmenté, lecture qui ne manque pas de dénoter des proposition larmoyantes trop souvent entendues. De même pour le chef : la marche funèbre centrale est dirigée de façon impassible, sans pathos superflu, ce qui ne donne que plus de poids à la coda, où le matériau musical se dissout peu à peu, presque imperceptiblement.
Pour cette première soirée, Gergiev s’efface derrière une musique, qui, bien que vue à travers une petite porte, ne semble pas moins immense.