« Il y a du charlatan chez quiconque triomphe, dans quelque domaine que ce soit » : comme souvent, chez Cioran, on ne sait si la cruauté de la sentence est parfaitement sincère, où s’il ne s’y glisse pas les poses d’une misanthropie portée en étendard. Mais l’observation trouve, dans la 8ème symphonie de Gustav Mahler, une étrange matérialité : incontestablement, la création de l’œuvre, en marge de l’exposition universelle de Munich en 1910, a été l’un des plus grands succès rencontrés par Mahler de son vivant. Et incontestablement, la postérité a fait long feu de ce triomphe, si bien que, pour décrire cette étrange composition, on en fut vite réduit à aligner les chiffres grandioses plutôt qu’à rechercher les verbes adéquats, et à vanter les dimensions hors normes de cette « Symphonie des Mille » pour mieux souligner que la débauche de moyens, les deux chorales, le chœur d’enfants, les huit solistes, les amples effectifs d’instrumentistes, en sont peut-être les principales vertus. Et il est vrai que les musiciens du présent concert mettent cinq bonnes minutes à faire leur entrée en scène tant ils sont nombreux (plus proches des 350 que du millier).
© Clément Taillia
Tout cela fait vite oublier que Mahler, qui n’était pas le plus tendre des critiques de lui-même, a beaucoup aimé cette pièce énorme, disjointe, partagée entre une Première partie en latin, toute d’une contrapuntique érudition, et une Deuxième partie plus sombre, plus foisonnante, plus hétéroclite aussi, reprenant la scène finale du Deuxième Faust de Goethe. L’œuvre qui résulta de cette construction complexe étonna presque son fier concepteur : « Si incroyable que cela puisse paraître, tout fonctionne parfaitement, au point qu’on ne saurait même pas imaginer autre chose », écrivait-il. Son triomphe, qui n’était certes pas d’un charlatan, avait plus à voir avec cette fierté intime qu’avec les applaudissements du public.
C’est peut-être avec ces éléments en tête que Valery Gergiev entame le « Veni creator spiritus » initial, qu’il dirige sans excès de fièvre, sans triomphalisme, on pourrait presque dire : platement. Toute la Première partie s’écoule dans la retenue, l’harmonie, sans que les forces en présence convoquent plus que de raison leur admirable virtuosité. C’est dans la mystérieuse et magnétique introduction de la Deuxième partie que le discours s’anime, que les instrumentistes dialoguent, pour dessiner, ensemble, un décor de Caspar David Friedrich. Dans ces pages d’une fantastique modernité, qui annoncent les Gurrelieder qu’Arnold Schonberg composa peu après, Mahler déconstruit son vaste effectif, le fragmente pour donner vie à une succession de scènes aux atmosphères variées. Gergiev ne s’embarrasse pas d’une lecture analytique et choisit de faire avancer la musique à pas égaux, d’unifier cette partition dans un même geste qui n’évite pas certains tunnels, mais qui ménage de fréquents moments de grâce : c’est la courte et si intense intervention du Pater extaticus, où Michael Nagy plie sans rompre dans d’imposantes lignes de chant, c’est l’apparition de la Vierge, au sommet de la Philharmonie, acmé attendu et poignant du concert, c’est le dialogue de la flûte et des harpes, juste avant le chœur final. Dans cette vision, surtout, toute latitude est laissée aux chœurs pour s’épanouir : les forces conjuguées du Philharmonischer Chor München, de l’Orfeon Donostiarra et des jeunes voix, d’une inattaquable musicalité, des Augsburger Domsingknaben, émerveillent dans chacune de leurs interventions pour soulever la salle dans les dernières mesures. Si les bonheurs sont plus divers du côté des solistes (un très beau plateau féminin, mais un timbre de plus en plus nasal de Simon O’Neill et des trop fortes exigences du côté du grave pour Evgeny Nikitin), l’Orchestre Philharmonique de Munich montre une subtilité inouïe, où les qualités individuelles des instrumentistes, évidentes, ne parasitent jamais la marche d’un ensemble qui, pour avoir le pied léger, sait d’entrée de jeu où il va : vers un triomphe !