Dans son compte rendu du festival d’été de l’Opéra d’Etat de Bavière, Clément Tallia écrivait qu’on garderait « un souvenir moins indélébile » de cette production de Madama Butterfly, en comparaison des autres opéras présentés ce mois de juillet là. Le risque était fort que cette situation se reproduise en cette début d’année après une Aida kaufmannienne et une Lulu dirigée par Kirill Petrenko. Il n’en fut rien.
Depuis 1973, l’estampe imaginée par Wolf Busse se dresse régulièrement sur la scène de la Bayerische Staatsoper. Les reprises y ont vu se produire ce que l’histoire de l’art lyrique compte de plus emblématique en Cio-Cio San, en Pinkerton ou à la baguette. Il y a une toile de fond de scène en vélin, calligraphiée de falaises et d’un chenal à la manière d’Hokusai. Il y a sur le plateau des bonsaïs ou des sophoras, un petit-pont en bois, un banc et une lanterne en pierre typiques et puis il y a la maison traditionnelle aux parois coulissantes. Textures, couleurs et lumières (Otto Stich), tout concoure à la perfection de cette représentation de Nagasaki. Le spectateur en admirera chaque teinte pendant toute la durée du chœur à bouche fermée et du lever du jour qui suit. Dos tourné à la salle, les personnages attendent l’arrivée de l’Américain, et le public patiente en même temps, voit la nuit venir, durer et s’estomper dans un halo. Un travail traditionnel, de très belle facture où les indications scéniques regorgent de petits détails qui confèrent vie à l’ensemble. Pourtant pas de contraintes, chaque interprète bénéficie d’une marge de manœuvre pour peindre son personnage sur l’esquisse japonaise.
Cio-Cio San est sans aucun doute le rôle signature de Hui He. La chinoise en sait le moindre tourment et toutes les petites joies feintes. Mutine, elle a quinze ans. Candide encore alors que déjà mère, elle masque son angoisse derrière le babillage avec le Consul, comme si elle voulait s’aveugler et ne pas comprendre l’évidence qui la cerne. « Che tua madre » n’est pas chanté comme un lamento, du moins pas au début. C’est une comptine qu’elle raconte à l’enfant avant d’en cracher la fin à l’Américain. Aérienne souvent, son registre aigu rayonne diaphane : ses appels depuis les coulisses, ou encore sa brève sortie (« dormi amor mio ») avant la scène finale donnent le frisson. Le volume, la chair de la voix émeuvent sans cesse. Chaque phrase musicale devient une lame émotive, chaque note une goutte d’eau dans le vase… jusqu’au trop-plein qui submerge le spectateur et culmine dans un dernier air déchirant. Groggy, la salle est d’abord timide dans ses applaudissements avant de réserver un triomphe à la chinoise, avec lequel même Kirill Petrenko la veille ou Jonas Kaufmann le vendredi ne peuvent rivaliser. Hui He grave ce soir-là un souvenir indélébile.
Joseph Calleja reste plus en surface et en retrait. Au premier acte, son personnage méchant par ignorance s’incarne dans un jeu volontairement balourd, sans que la voix convainque totalement, ni par la projection ni par la richesse des harmoniques. « Addio fiorito asil » est nettement plus convaincant. Avec aisance et expressivité, le ténor maltais rend la lâcheté de son personnage, un Pinkerton qui suscite moins la colère que la pitié qu’on accorde au pauvre type. Okka von der Damerau corsète sa Suzuki, qu’on devine forte femme, réduite à une tendresse presque maternelle pour sa maîtresse et à l’impuissance par sa condition sociale. Mais le feu de cette voix grave et chaude ne trompe pas : elle est bec et ongles. Dommage que les comprimari soient ce soir en deçà du niveau habituellement constaté au Bayerische Staatsoper, que ce soit Ulrich Reß (Goro) trop nasillard, Peter Lobert (Bonzo) inaudible ou encore Levente Molnár qui fait honneur au nom de son personnage (Sharpless).
Lyrisme, phrases étirées, violons larmoyants, Keri-Lynn Wilson en ferait presque trop dans le pathos. Mais, à la tête d’une telle phalange et face à une telle Cio-Cio San, tout passe et seconde encore l’interprétation.