C’est sur le dédoublement du rôle titre qu’est basée l’étrange mise en scène de Madama Butterfly à Bruxelles, due à l’inventivité originale et un peu décalée de Kirsten Dehlholm : d’une part, un chanteuse de chair et d’os incarnant une Butterfly vieillissante, le cheveu gris épars, placée le plus souvent hors champ, à l’avant scène, et d’autre part une poupée grandeur nature, fragile, inexpressive, encombrée de ses trois marionnettistes, placée au cœur de l’action, mais à qui jamais personne ne s’adresse, sorte de jouet manipulé, inutile, impersonnelle et vaine.
Ce parti pris s’avère vite fort contraignant : la plupart des scènes importantes de l’œuvre – sur le plan musical ou dramatique – ne parviennent pas à s’y plier. Par exemple, le duo d’amour de la fin de l’acte I, le duo entre Cio-Cio-San et Suzuki sous les cerisiers ou la relation entre la mère et l’enfant, et jusqu’à la mort de l’héroïne sont autant de moments ratés ou simplement éludés, faute de trouver une solution adéquate. Les chœurs quant à eux sont tout bonnement renvoyés en coulisse, on n’a que faire de tous ces encombrants chanteurs sur la scène !
Toute l’esthétique du spectacle va chercher ses références au Japon, comme par surenchère avec l’Orient de salon – mais sans aucune prétention, lui – qui tient lieu d’exotisme à la partition de Puccini. A travers divers éléments de décor (une jolie toiture de pagode en est l’élément principal) des projections vidéo et des costumes de papier plié aux limites de l’abstraction, par la gestuelle très codifiée des personnages, c’est le Japon ancestral qui est ici convoqué, dans une atmosphère de froideur extrême, en complète contradiction avec la sensualité à fleur de peau de la partition. Sourde aux appels pressant de la musique, c’est cette sensualité, précisément, que la mise en scène refuse catégoriquement, préférant l’esquive, le contresens ou le grand écart esthétique.
L’émotion visuelle est ainsi quasi absente et le regard du spectateur, sans cesse partagé entre la chanteuse, excellente et émouvante, et la marionnette, sans âme malgré la virtuosité de ceux qui la manipulent, finit assez vite par faire son choix, de sorte qu’il est guidé hors du champ de l’action vers l’avant scène, délaissant ce que la metteur en scène avait voulu placer au centre. Restent par moment quelques beaux tableaux où dominent le vide, l’abstraction et la raideur. Le ridicule n’est souvent pas loin, comme lorsque Pinkerton revient à bord d’un paquebot façon croisière pour retraités de la classe moyenne, ou que, dans la scène finale, l’enfant devient un énorme bibendum gonflable du plus mauvais goût.
© Baus
Heureusement, il y a la musique, suave, envoûtante et délicieusement efficace de Puccini pour redonner un peu de baume au cœur du spectateur qui, sinon, s’ennuierait fort. La direction de Roberto Rizzi Brignoli est précise et très attentive aux chanteurs, avec une évidente connaissance de la partition, de ses ressorts émotionnels et dramatiques dont il joue avec beaucoup de maîtrise. L’orchestre sous sa baguette donne le meilleur de lui même, avec des très belles couleurs aux vents, un belle souplesse des cordes et beaucoup d’homogénéité tout au long du spectacle. Et les voix ne sont pas en reste : la Cio-Cio-San d’Alexia Voulgaridou est absolument magistrale, à la fois puissante sans excès, émouvante avec justesse, jouant sans cesse sur plusieurs registres à la fois et extrêmement convaincante sur le plan dramatique, alors que la mise en scène la place sans cesse en dehors de l’action. Quel dommage de se priver de la contribution théâtrale d’une aussi bonne recrue ! Dans le rôle de Pinkerton, Marcelo Puente fait preuve de peu de raffinement musical, mais la voix puissante et bien timbrée convient tout à fait bien au rôle. Aris Argiris en Sharpless, affublé d’une étrange coiffure à l’orientale, est fort bien distribué également ; la Suzuki de Ning Liang est très émouvante, vocalement très solide et pleine d’une douce humanité qui ravit l’âme et le cœur. Parmi les plus petits rôles, soulignons encore les excellentes performances de Aldo Heo en Prince Yamadori ou de Riccardo Botta en Goro.