Heinz Holliger compte parmi les compositeurs actuels les plus influents. Aussi en ce dimanche soir, la création de son nouvel opéra, Lunea, œuvre collage autour de l’écrivain Nikolaus Lenau, attire une foule de mélomanes, musiciens, musicologues et une poignée de critiques à l’Opernhaus de Zurich.
L’ouvrage s’essaie à de belles audaces. Le livret représente déjà un challenge. La où l’on attend des personnages et ne serait-ce qu’une trame narrative en guise d’intrigue, le texte propose des extraits d’échanges épistolaires de l’écrivain (principalement avec sa maîtresse Sophie von Löwenthal), de poèmes de sa main, de scènes domestiques ou festives ayant probablement existées, le tout assemblé dans une esthétique fragmentaire. La romance adultérine entre Lenau et Sophie ne sert même pas de ressort dramatique. Au global, le corpus est si peu opératique de prime abord qu’il laisse craindre un objet musical abscons peu propice à une adaptation scénique. Pourtant la partition de Holliger épouse ce sujet fuyant. On suit grâce à elle, Lenau dans les bouffées d’inspiration qui l’assaillent, et la folie qui le guette. Le rôle et la position du chœur (parfaitement en place) sont particulièrement intéressants. Rarement en scène pour y représenter la foule ou des anonymes, il est placé en coulisses, discrètement sonorisé, et reprend à la volée des mots chanté par Lenau où les autres personnages. Cet effet propulse de manière saisissante le spectateur dans la tête de l’écrivain en pleine frénésie créative ou au bord de la folie. La partition de Lunea n’a pourtant rien de désordonné ou de bruyant, à l’exception de quelques tutti soudain qui scandent les scènes. Il s’agit d’un travail d’orfèvre sur les couleurs et les ambiances ou toutes les percussions sont mises à contribution. En somme, nous voici devant un opéra ou il s’agit moins de comprendre que de ressentir, paradigme de l’art abstrait où l’écriture musicale de Holliger convainc tout à fait.
Toutefois la partie vocale qu’il compose pose quant à elle un véritable défi aux interprètes. Elles favorise les extrêmes dans toutes les tessitures et ne rechignent pas devant des écarts périlleux. Sarah Maria Sun (Marie Behrends/Karoline Unger), pourtant coutumière du répertoire contemporain (Kein Licht encore récemment à l’opéra Comique) et de ce type d’écriture se voit prise en difficulté dans l’extrême aigu, sans que cela entache le reste d’une performance de belle tenue. Juliane Banse (Sophie) et Ian Ludlow (Anton Schultz) bénéficient d’une écriture qui chahute moins la ligne vocale. Tous deux peuvent dès lors déployer la rondeur de leur voix. Les deux autres interprètes Anette Schönmüller et Frederico Ituarte se voient le plus souvent cantonnés à des interventions sporadiques ou à un rôle de soutien dans les scènes de groupes. Lenau échoit avec bonheur à Christian Gerhaher. Qui d’autre pour porter cette attention de chaque syllabe aux mots, pour dire la poésie et la folie ? Le baryton allemand ne fait qu’une bouchée des difficultés nombreuses qui parsèment le rôle, présent de manière quasi permanente en scène pendant une heure et demie.
Andreas Homoki aussi avait fort à faire pour enchaîner vingt-trois tableaux en 90 minutes, et tenter de donner un peu de chair et de repères aux spectateurs. Dommage qu’il ne brille pas ici par son inspiration scénique. Dans le noir et blanc stérile des costumes et des lumières, il fait défiler un panneau noir géant tel un rideau de scène pour passer d’un fragment à un autre. Les personnages et objets (une canapé, un piano, des chaises) apparaissent au gré des passages de cet essuie-glace. Sorti de ces élégants effets scéniques, Homoki ne cherche pas à éclairer les zones d’ombre ou à compléter la compréhension des situations de ce livret problématique. Il se contente d’enfiler les fragments sans donner plus d’individualité aux ectoplasmes qui gravitent autour de Lenau. Si l’on ajoute des costumes qui ne permettent pas d’identifier immédiatement les locuteurs, il arrive à plus d’une reprise que l’on se demande « qui » chante.