Quel choc que cette Lulu en 2012 ! Après la très judicieuse gravure DVD en 2014, on pensait ces représentations uniques, passées à la postérité. On s’était donc réjoui de voir la production reprogrammée cette saison à la Monnaie et comme Proust a sa madeleine, on y retournait déjà ivre du goût du thé et du mariage parfait avec le sucre et le moelleux du biscuit. Oui mais Proust nous le dit bien : à chaque bouchée le souvenir évanescent se refuse encore davantage. Une légère pointe d’amertume nous gagne pendant la représentation.
Est-ce la direction précise, subtile et élégante d’Alain Altinoglu qui nous paraît aussi un rien alanguie ? La narration orchestrale, une partie de l’ironie et du mordant du texte musical se refusent ce soir malgré un orchestre toujours aussi bien préparé par le directeur musical.
Est-ce la performance de Barbara Hannigan qui nous sidère moins ? Son engagement scénique est au moins équivalent à celui qui était le sien… pourtant il nous a semblé plus outré, plus ostentatoire que vécu et incarné qu’en 2012. L’extrême aigu aussi s’est amenuisé, de même que la précision chirurgicale qui était la marque de fabrique du soprano canadien. Lulu, surtout dans cette production, reste bien sûr un de ses rôles fétiches et elle reçoit une ovation, à juste titre, aux saluts. De même que le reste du cast n’a rien à lui envier : Dr. Schön torturé de Bo Skovhus ; Alwa à l’endurance héroïque de Toby Spence ; Rainer Trost réussissant avec un bonheur égal les rôles du Peintre et du Nègre ; Martin Winkler grinçant à souhait dans son portrait du gymnaste, Pavlo Hunkla (Schigloch) inquiétant et mystérieux comme il sied… même le remplacement de Florian Hoffmann par Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, en scène avec la partition, passe inaperçu et s’insère avec naturel dans la production. Chez les femmes, Lilly Jorstad est époustouflante dans les trois rôles qu’elle incarne. Natascha Petrinsky se coule dans les traits de la Geschwitz avec un naturel tout félin et un joli élégant timbre cuivré.
© Simon van Rompay
Peut-être enfin faut-il chercher la raison de notre amertume dans la production elle-même. Dix ans après, cet univers qui nous fascinait et nous repoussait tout à la fois nous apparaît maintenant par trop familier. Krzysztof Warlikowski en dix années tous azimuts nous a ravi ou déçu avec sa patte bien à lui, qui trouvait ici ces racines. Peut-être s’est-on lassé de ces robes, lamées ou échancrées, de cette image de femme fatale présente dans beaucoup de ses productions, de ses références intertextuelles toujours pertinentes mais dont le procédé ne se renouvelle guère, de ce sous-texte ultra-sexualisé par la danse (quelle performance de Claude Bardouil !). Aussi ce n’est pas tant que cette Lulu a vieilli que nous qui l’avons usée à la fréquentation du théâtre, de l’esthétique du metteur en scène polonais et de son équipe.