En voyant les Filles du Rhin entamer leurs vocalises en jeans et t-shirts d’étudiantes berlinoises, bientôt rejointes nonchalamment par un Alberich en sweat, on est impressionnés : non content d’avoir réussi à jouer ce Ring pour les micros de France Musique, l’Opéra de Paris aurait-il accompli l’impossible en décidant de maintenir du même coup la mise en scène de Calixto Bieito ? L’absence de carcasses de voiture, de figurants dénudés et de structures métalliques tournantes met vite un terme à nos doutes, c’est bien à une version de concert que nous assistons ; une version de concert qui ressemble fort à une session de studio, donnée devant une forêt de micros et une salle vide à une trentaine de sièges près, occupés par une poignée de journalistes, de mécènes et d’invités ; une version de concert quand même, et de très belle tenue.
Philippe Jordan n’a pas toujours convaincu ceux qui aiment leur Wagner sanguin, tendu, dramatique. Dans ce cycle qui restera son dernier projet lyrique en tant que directeur musical de l’Orchestre de l’Opéra, le chef impressionne tout à la fois par sa maîtrise et son enthousiasme, cherchant et trouvant les ressorts qui font de cet Or du Rhin une pierre à part du grand œuvre wagnérien. De cette succession de scènes où, une fois n’est pas coutume, le compositeur accorde moins d’importance au développement des monologues qu’au rythme de l’action, le chef fait une sorte de « folle journée du Walhalla », tenue d’un bout à l’autre sans aucune baisse de régime. Ses musiciens lui répondent comme un seul homme, et un tel engagement porte ses fruits : les sonorités sont superbes, les changements de rythme s’enchaînent naturellement, bref, l’orchestre démontre qu’il peut, dans ce répertoire, se mesurer aux meilleurs.
La distribution est à l’avenant, qui réunit, elle aussi, quelques-uns des plus solides wagnériens du moment. La réputation d’Ekaterina Gubanova, par exemple, n’est plus à faire : sa Fricka, jeune et presque claire de timbre mais prodigue en volume, sait se montrer vipérine sans verser dans la mégère. De même, Jochen Schmeckenbecher, qui a déjà fait entendre son Alberich à Hambourg, à Berlin, à Vienne, tient comme peu un personnage rageur et inquiétant, auquel il apporte une voix noire et une diction percutante. Le Mime sonore de Gerhard Siegel, les deux géants de Wilhelm Schwinghammer et Dimitry Ivashchenko, les Filles du Rhin montrent tous un formidable investissement qui donne, malgré toutes les contraintes imposées à ces représentations, vie et chair à leurs personnages. Il n’en va pas tout à fait de même pour le Wotan de Iain Paterson : on perçoit le soin apporté aux mots et le souci des nuances, on apprécie le timbre, qui a de la jeunesse, de l’allure et de la séduction. Mais cet art, auquel les micros rendront sans doute pleinement justice, peine à se faire entendre dans la grande salle vide de l’Opéra Bastille – plus encore avec un orchestre particulièrement rutilant, et placé sur scène. Les confrontations avec des caractérisations aussi éloquentes que le Loge de Norbert Ernst ou l’Erda de Wiebke Lehmkuhl y perdent en impact immédiat ce qu’elles y gagneront sans doute en clairs-obscurs dans la retransmission sur France Musique, dont vous aurez de toute façon compris qu’elle méritera d’être entendue !