Faut-il charger et surcharger la mise en scène d’une pièce comme Lohengrin ? Ne porte-t-elle pas en soi une complexité, une richesse sémantique suffisante qui rend tout ajout vain voire superfétatoire ?
C’est l’une des questions qu’immanquablement nous nous posons à la sortie de la première berlinoise de ce Lohengrin. Il s’agit de la reprise de la production du Danois Kasper Holten créée en ces mêmes lieux en 2012. Sa version pose en effet tant de questions, lui-même sème tant d’indices déroutants, du prélude à la dernière note, qu’on se surprend parfois à être davantage attentif à la scène qu’aux voix et au final à ne pas trouver réponse à toutes nos interrogations.
En tout cas notre Danois est visiblement très fier de son travail (son interview dans le programme du spectacle est à cet égard assez édifiante !) et il nous dit sa complaisance à mêler des ressorts objectifs et culturels liés au fils de Parsifal, à d’autres, bien plus contingents et du coup, qui nous interrogent d’autant. Ainsi se targue-t-il d’avoir, lors de la production moscovite du spectacle, fait de notre Lohengrin un Poutine en puissance et d’y avoir figuré Gottfried en… Medvedev.
De même revendique-t-il sa vision particulièrement martiale de ce Lohengrin qu’il remonte donc à Berlin, sur la Bismarckstrasse (c’est lui qui souligne !) et la justifie-t-il par la proximité géographique du Deutsche Oper avec la Siegessäule, la Colonne de la Victoire, qui célèbre la bataille remportée par la Prusse lors du conflit germano-danois de 1864 , ce que lui-même, Danois et fier de l’être, ne pouvait bien sûr laisser échapper… (Il s’appuie ce faisant sur le vers « Wie ich im Kampf den wilden Dänen schlug» que prononce Friedrich au premier acte, mais est-ce bien suffisant ?). Enfin, le passé guerrier du peuple allemand justifierait selon lui l’insistance lourde – et finalement bien pesante- perceptible tout au long des trois actes portée sur les aspects martiaux du livret (il est vrai que Hitler lui-même se voyait en héritier du Führer de Brabant)… On se dit que finalement on a quand même échappé au pire et que Lohengrin, en chef de guerre vicieux et manipulateur (tel que le voit Holten en tout cas) aurait pu encore avoir tout autre masque et peut-être toute autre moustache…
On retiendra, pour illustrer cette présence envahissante d’un message qu’on est las de voir et revoir sur les scènes allemandes, le prologue où nous est montré, sous un ciel de comète (ouf, on a échappé au champignon nucléaire ou à la cheminée d’un four crématoire !) un champ d’apocalypse où s’entassent les cadavres de soldats au milieu desquels les veuves éplorées viennent reconnaître les leurs.
Au final, trop de questions demeurent sans réponse dans cette mise en scène . Que nous vaut ce rideau de scène flanqué d’un « Lohengrin » qu’on croirait tagué par Ben ? Pourquoi Gottfried, en lieu et place de Medvedev (!) nous est-il montré en nourrisson mort-né qu’on acclame comme un sauveur ? Il y aurait encore d’autres énigmes à décrypter dont notre sagacité n’est pas venue à bout.
A bien y réfléchir, cette surcharge sémantique a soudainement et passablement fait vieillir cette mise en scène, qui trouva, en son temps déjà, autant d’adeptes que de contempteurs.
Une surcharge accentuée malheureusement par un orchestre qui nous a surpris, dès les premières mesures du sublime prélude, par une lecture si rectiligne, si peu engagée. Des réserves que nous devrons maintenir tout au long de la soirée. Justin Brown, il est vrai peu habitué de l’orchestre du Deutsche Oper Berlin (et puis, c’était la première), n’aura à aucun moment trouvé le juste équilibre entre fosse et scène ni empêché quelques malheureux couacs. Disséminer les cuivres aux quatre coins de la salle n’apporte rien ici (à moins qu’un sens caché nous ait échappé) si ce n’est un risque accru de décalages, ce qui n’a pas manqué.
Nous ne voudrions toutefois pas laisser penser que la mise en place de l’ensemble fut un ratage complet. Nous avons goûté la sobriété des décors de Steffen Arfing, l’équilibre de la mise en espace (notamment dans le duo Elsa-Ortrud du II) et quelques idées bien venues (les fameuses ailes du cygne portées par Lohengrin et qui entretiennent une belle ambiguïté sur sa personne, le lit nuptial qui s’avèrera aussi le tombeau de l’amour entre Elsa et Lohengrin).
© Bettina Stöß
Il n’en demeure pas moins que la réussite de la soirée fut principalement vocale et elle fut, de ce point de vue, entière ; nous avons assisté à une prestation d’ensemble de très haut niveau comme les grandes scènes allemandes savent nous y habituer. Il est bon de préciser d’emblée que le plateau vocal tout entier est à louer. Pas de maillon faible dans cette distribution, mais quelques maillons plus forts que les autres !
Le Lohengrin de Klaus Florian Vogt est connu. Il est même de tous les débats ! Vogt emmène ce rôle avec lui tout autour de la planète. Il connaît ce personnage sur le bout des ailes, il pourrait le chanter dans son sommeil ! Aucune note ne semble difficile, il développe une fluidité, une aisance à peu d’autres pareilles. Il déroule le troisième acte avec une sérénité confondante, on chercherait en vain quelle aspérité pourrait le mettre en difficulté si ce n’est en défaut. Du grand art. Ou plutôt un grand art, si l’on veut bien se laisser convaincre, et du coup emporter et entraîner par ce timbre peu commun. Timbre toujours juvénile, toujours aussi doux, toujours aussi haut perché . On se serait cru à certains moments du III partie prenante d’un Liederabend de la bonne société, plutôt viennoise que berlinoise d’ailleurs, à déguster quelques Lieder de Schubert chantés par un impétrant bien doté et accommodés de Kaiserschmarren juste tièdes ! Quoi qu’on pense du timbre, la prestation artistique de Klaus Florian Vogt force un immense respect.
Et puis quel bonheur de découvrir à ses côtés la lumineuse Elsa de Camilla Nylund ! On ne pourrait pas trouver deux timbres mieux assortis. La Finlandaise a offert une voix limpide (son « Einsam in trüben Tagen » tout en retenue !) qu’elle savait faire fluette dans sa scène du III avec Lohengrin, et consistante quand il le fallait. Cette scène du III nous faisait penser à une version chambriste de leur duo. Il y eut avec ces deux-là de réels moments de félicité. Que Camilla ne s’aventure surtout pas dans des rôles plus lourds, elle y perdrait cette juvénilité si poignante dans sa prestation.
Le couple Ortrud et Friedrich ne méritent que des éloges, particulièrement Anna Smirnova qui dut patienter sur scène quasiment tout un acte pour faire montre, et ô combien au II, de ses immenses capacités. Nous dirons qu’elle possède la voix idoine pour qui veut camper une Ortrud maléfique, complotiste, ensorceleuse, bref une authentique Ortrud. On retiendra notamment une imprécation à Wotan et Freia à vous retourner. Le métal de sa voix est aussi coupant que la dague de Lohengrin lorsqu’il transperce Friedrich. Quelle aisance dans les forte et quelle endurance dans le II. Son Friedrich (c’est Martin Gantner) est certes moins puissant mais la couleur de voix est parfaite. Il incarne avec une belle conviction et une formidable énergie l’époux tragique de Ortrud.
Le roi Heinrich der Vogeler de Günther Groissböck reçut de justes lauriers au moment des saluts. Il n’a certes pas encore la portance qui lui permettra, on peut le prévoir, d’aborder des rôles plus étoffés, mais il vient à bout sans réelle difficulté d’un rôle qui se limite en somme à deux apparitions (dont la première est bien périlleuse puisqu’elle ouvre l’opéra), mais des apparitions de toute première importance.
On n’oubliera pas le chœur. Rien à dire sur la justesse et la beauté des timbres, la palette chromatique est complète. Mais tout comme nous avions regretté un orchestre parfois trop bruyant, nous avons dû aussi noter quelques tendances à surdimensionner les envolées martiales.
Public berlinois enthousiaste, avec saluts et rappels après chacun des trois actes, ce qui vaut d’être noté. Ce soir-là c’est clairement la voix qui l’a emporté.