Ce devait être l’un des clous de la série de concerts soutenus par la Palazzetto Bru Zane, mais cet Herculanum ne fut pas tout à fait l’éclatant succès prévu. L’opéra de Félicien David est pourtant fort enthousiasmant : contrairement au Vaisseau fantôme de Dietsch révélé l’an dernier, on entend là l’œuvre d’un grand compositeur, dont l’oubli est une injustice criante. Sans révolutionner le genre, David met à son service un don mélodique évident, avec une inspiration toujours soutenue. On est souvent proche de l’atmosphère du Hamlet d’Ambroise Thomas, de dix ans postérieur, mais on peut penser que Chabrier n’aurait pas fait sur Félicien David le même méchant bon mot. Dans le final de l’acte I, où l’on tourne en dérision le prophète Magnus, on entend déjà un peu les ricanements choraux du dernier acte de Samson et Dalila. Hervé Niquet semble comme un poisson dans l’eau avec cette musique d’un style pourtant bien différent de celle dans laquelle il s’est illustré à ses débuts : il en respecte l’emphase et le clinquant, qu’il serait absurde de vouloir ignorer, mais il sait en mettre valeur les réelles beautés et les qualités dramatiques. Hélas, pour se faire une idée complète d’Herculanum, il faudra sans doute attendre la sortie fin août (certains parlent plutôt de janvier 2015) du disque enregistré par la même équipe peu auparavant, ou le concert du 8 avril à la Cité de la Musique, qui proposera des extraits de l’œuvre par des artistes différents.
En effet, la mauvaise nouvelle fut communiquée d’emblée par Alexandre Dratwicki, directeur du Centre de musique romantique française : Karine Deshayes allait assurer la soirée bien que souffrante, et il aurait même fallu dire aphone. La mezzo fut obligée d’octavier pratiquement toutes ses interventions, et si le concert se termina bien avant l’heure prévue, c’est parce que tous ses airs durent être impitoyablement coupés. On lui sait gré d’avoir évité l’annulation pure et simple (comment lui trouver une remplaçante pour une œuvre disparue du répertoire ?) et on lui souhaite évidemment un prompt rétablissement, mais avec son indisposition, c’est un pan entier de l’œuvre qui est effacé : le personnage d’Olympia, tentatrice païenne, se voit en effet attribuer tout l’élément virtuose de la partition, et à cette figure sous influence italienne s’opposent les chrétiens, adeptes d’une déclamation plus spécifiquement française. Ce soir-là, l’Italie fut donc anéantie, écrasée par la France, et l’on ne peut que rêver au triomphe que Karine Deshayes aurait pu remporter dans le rôle.
C’est d’autant plus dommage que tout le reste de la distribution était au mieux de sa forme et a offert des prestations mémorables. Dans le sillage de son disque Tragédiennes 3, Véronique Gens livre une incarnation superbe dans le rôle de la chrétienne Lilia, à qui elle confère à la fois pureté et ferveur, et avec l’ampleur vocale qui permet de ne surtout pas limiter ce personnage à une oie blanche. A ses côtés, Edgaras Montvidas confirme par sa vaillance son adéquation au répertoire français : après l’avoir entendu le mois dernier dans Les Barbares à Saint-Etienne, on est désormais sûr de tenir en lui un des grands interprètes de toute cette musique à laquelle peu de ténors seraient aptes à se frotter. Quant à Nicolas Courjal, on se réjouit de l’entendre enfin dans un de ces grands rôles qu’il mérite amplement, tant il s’est imposé depuis quelques années comme une excellente basse. Ses accents fielleux et ses graves si noirs conviennent parfaitement au proconsul Nicanor dans lequel Satan se réincarne. Le jeune Julien Véronèse, vu tout récemment dans Barbe-Bleue à Nancy, fait forte impression en prophète Magnus, auquel il prête des accents d’un fanatisme bienvenu. Le Chœur de la Radio Flamande est comme toujours impeccable, et le Brussels Philharmonic poursuit l’admirable parcours entrepris depuis quelque temps avec Hervé Niquet dans la musique française du XIXe siècle. Heureusement, la redécouverte des œuvres lyriques de Félicien David ne s’arrête pas là, elle ne fait même que commencer, avec l’aide du Palazzetto Bru Zane ou sans, puisqu’on attend avec impatience le Lalla Roukh enregistré par Opera Lafayette chez Naxos.