Cela fait plusieurs année maintenant que Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheus parcourent l’Europe avec leur Italienne à Alger dans leurs bagages. Partis de Salzbourg en 2018, dans une production qui consacrait les débuts de Cecilia Bartoli dans le rôle d’Isabella, ils font une première escale à Beaune en 2019, avant de poursuivre leur route vers le Théâtre des Champs-Élysées en 2020, chaque fois avec une distribution vocale différente. Cette année, ils revenaient s’amarrer au Festival de Beaune, qui se nomme désormais depuis quelques années « Festival d’opéra baroque et romantique » et propose donc des interprétations historiquement informées d’œuvres du début du XIXe siècle, héritières du premier bel canto italien.
Une semaine plus tôt, le Festival de Beaune programmait Tancredi, opéra seria créé avec succès le 6 février 1813 à la Fenice de Venise. Commandé par le directeur d’un autre directeur de théâtre vénitien la même année, soucieux de sauver une saison mal engagée, et composé en à peine un mois sur un livret déjà existant, L’Italienne à Alger est le premier opéra buffa d’envergure de Rossini. Jean-Christophe Spinosi et son ensemble Matheus révèlent la frénésie et l’inventivité qui ruissellent sous la plume alerte d’un compositeur qui n’a alors que 21 ans. Les tempos vifs, les couleurs acidulées et boisées des instruments à vents, l’aspérité de l’attaque des cordes, notamment des violoncelles et des contrebasses, font crépiter cette partition avec vivacité et éclat.
Il convient cependant d’emblée de faire une remarque sur l’acoustique de la Basilique Notre-Dame, où le concert a été déplacé depuis la cour des Hospices, à cause d’un trop fort taux d’humidité qui aurait pu faire souffrir les instruments d’époque. Au-delà de l’incongruité cocasse qui consiste à jouer un opéra buffa de Rossini sous la croisée du transept d’une église, devant le grand autel, son impressionnant tabernacle et son crucifix doré, l’acoustique très réverbérée du lieu pénalise grandement le rendu sonore de l’orchestre et des voix des chanteurs. On devine parfois plus à l’œil qu’à l’oreille le tranchant de telle attaque ou la netteté de telle vocalise, car ce qui nous parvient est parfois bien flou. Les instruments à vent s’en sortent mieux que les cordes, en timbrant solidement leurs interventions. Si le chef n’avait pas redoublé d’attention dans la précision de ces indications, l’ensemble aurait pu paraître confus.
Justement, on sent que Jean-Christophe Spinosi tient à rendre justice au chahut très organisé que Rossini dispense tout au long de son œuvre. On aura rarement entendu à quel point la partition de L’Italienne à Alger est d’une inventivité débridée, qui tire son efficacité du règlement millimétré de son exécution. La musique porte constamment le langage vers une quasi abstraction, par la vélocité avec laquelle certains passages doivent être chantés ou par de délirants ensembles, comme ce fameux concert d’onomatopées dans le finale du premier acte. Et Spinosi a parfaitement compris que c’est dans la mesure et la précision que la réalisation musicale rend compte de la démesure et de la confusion des situations et des propos des personnages. Notons également que la partie de continuo au clavecin est assuré par Stéphane Fuget, chef apprécié la veille dans un extraordinaire Orfeo, qui déploie son art du tempo théâtral et de l’ornementation expressive avec le même talent que dans Monteverdi.
Fort du succès public du concert donné en 2019, le Festival de Beaune à réinvité avec Jean-Christophe Spinosi trois chanteurs qui faisaient alors déjà partie de l’aventure. Luigi De Donato, qu’on a également vu la veille dans le rôle de Caronte dans L’Orfeo de Monteverdi, incarne Mustafà avec un charisme ravageur. On sent qu’il est un habitué du rôle et qu’il est chez Rossini en terrain connu. La voix est celle d’une basse bouffe, mais comme le créateur du rôle, qui était connu pour ses rôles dans les opéras seria, il donne de l’autorité à certains passages, conduisant son phrasé et sa vocalisation avec beaucoup d’élégance. Il est, sur le plan de l’incarnation, d’un engagement à tout épreuve, changeant de t-shirt avant l’arrivée d’Isabella pour l’accueillir d’un « hey » inscrit sur son torse et jouant avec une ivresse visible les poses du séducteur ridicule.
On se souvient encore de l’inoubliable Comte Ory que Philippe Talbot avait incarné à l’Opéra Comique il y a quelques années. Le rôle de Lindoro le met d’abord un peu à l’épreuve : le registre aigu, très sollicité dans sa première cavatine, est tendu et le chant syllabique véloce dans son duo avec Mustafà ne le présente pas sous son meilleur jour (mais c’est une épreuve ardue pour presque tout non-italianophone de naissance…). Cependant, les colorations variées de la voix, le charme d’un timbre d’une grande tendresse et sa musicalité racée rattrapent vite ces premières inquiétudes et on le voit déployer son art le plus élevé dans sa cavatine du deuxième acte, en dialogue avec un hautbois enjôleur.
Riccardo Novaro est de toute la distribution celui qui possède la voix la plus gorgée d’italianità. Son Taddeo est impeccable et passe avec aisance de vocalises soignées en accents bouffes avec une haute maîtrise de son instrument. Il fait de son personnage l’un des plus sympathiques de l’ouvrage, tour à tour trompeur et trompé, mais toujours d’une sincérité touchante.
La technique vocale qu’Anna Goryachova n’est pas toujours très orthodoxe, mais ce serait mentir que de dire qu’elle n’est pas une Isabella qui séduit malgré tout. La voix est un peu artificiellement assombrie et son émission en arrière ne lui permet pas une diction italienne très expressive. De bruyantes respirations intempestives, qui semblent être là plus pour amplifier une certaine contenance dramatique, comme dans la première partie de « Cruda sorte » ou dans « Per lui che adoro », que pour subvenir à ses besoins en oxygène, sont assez gênantes et hachent le phrasé. Mais ce timbre aux sonorités « creusées » évoque aussi un feu qui couve et l’interprète sait parer son chant de couleurs ensorcelantes, qui chargent certains passages d’une grande intensité, surtout que la vocalisation est incisive et que chacune de ses interventions revêt un aspect acéré qui saisit immanquablement. De plus, on perçoit qu’elle aussi est une habituée du rôle : son Isabella est une femme assurée, qui sait comment s’imposer au milieu de tous ces hommes, qu’elle mène par le bout du nez avant tout par sa finesse d’esprit.
Trois jeunes chanteurs prometteurs assurent les rôles secondaires d’Elvira, Zulma et Haly. Gwendoline Blondeel, qui chantait Euridice et la Musica la veille dans L’Orfeo, est une Elvira convaincante, même si ce n’est pas le type de voix – peu vibrée, à l’émission très franche – que l’on a l’habitude d’entendre dans ce répertoire. Son vibrato très serré lui permet dans les ensembles de lancer des aigus dardés qui font sur le public un effet certain. Sa suivante Zulma est incarnée par la jeune contralo Margherita Maria Sala, à l’aisance scénique certaine et aux graves d’une ample densité. Enfin, le rôle d’Haly, à qui échoit un air qui d’après le manuscrit autographe n’est pas de la main de Rossini (cela s’entend, on croirait presque un air de Mozart) revient à José Coca Loza. Sa voix de basse est déjà d’une grande maturité et se démarque par un mordant bienvenu.
L’Italienne à Alger a pour particularité de convoquer un chœur exclusivement masculin. Ce sont les hommes du Chœur de chambre de Namur qui complètent avec bonheur cette belle distribution par une sonorité d’ensemble homogène et une diction très nette, aussi bien dans les passages où ils se moquent de Mustafà que dans ceux où ils admirent Isabella.
Ce concert réjouissant est disponible à la réécoute sur France Musique.