Lorsque le directeur fait son apparition avant le début du spectacle, c’est généralement pour annoncer qu’un chanteur est souffrant, sinon qu’il a été remplacé, à moins qu’il ne dédie la soirée à une personnalité récemment disparue. Rien de tel dimanche dernier à Aix-la-Chapelle pour la première du Couronnement de Poppée, donné dans sa version de Venise. Consultant son Smartphone, Michael Schmitz-Aufterbeck livre à l’auditoire les premiers résultats des élections, une rumeur de surprise mêlée de désapprobation accueillant le score du parti nationaliste. Entre temps, personne n’a vu le chef rejoindre ses musiciens et la représentation de commencer sans le moindre applaudissement pour l’excellent Justus Thoreau. Quoi qu’il en soit, le drame de Busenello devait offrir une heureuse diversion, le temps d’une soirée, d’autant que la production signée Jarg Pataki transpose l’action dans d’étranges limbes qui semblent appartenir au monde du rêve et des contes de fées, nous épargnant les poncifs de l’actualisation ou de la mise en abyme.
A la fois alcôve et cocon matriciel, un nid de guêpes géant, d’où s’échapperont bien vite des râles de plaisir, occupe le centre du plateau ; ce décor unique se dépouille de ses voiles au 3e acte pour révéler la structure du vaisseau sur lequel Octavie fait ses adieux à Rome. Esthétisante et volontiers enjouée, la mise en scène ne manque pas de séduction mais elle privilégié l’éros au détriment de l’ubris qui dévore pourtant Poppée autant que Néron. Emblématique d’un parti pris réducteur qui tend à désamorcer la charge satirique de l’ouvrage, l’affrontement avec Sénèque est tourné en dérision, le philosophe empoignant la perruque (qui semble surgir du Marie-Antoinette de Sofia Coppola) de son turbulent disciple pour l’immobiliser, sous les rires de la salle. Néron a la silhouette svelte et menue d’un jeune faune, agité de convulsions et ondulant comme un reptile, à l’image de Sting (Feyd-Rautha) chez David Lynch (Dune), sauf que le fils d’Agrippine n’a absolument rien d’inquiétant, la violence de ses réactions de gamin capricieux prêtant tout au plus à sourire. Cette créature désaxée et fuyante modifie sensiblement les rapports de force entre les protagonistes et favorise l’avènement d’une Poppée en tout point exceptionnelle.
Bien sûr, cette maitresse femme, à peine plus âgée que Néron, mais déjà mariée deux fois et d’une incomparable maturité, n’a rien à entreprendre ou si peu pour ravir la couronne. Il lui suffit d’entretenir le désir de ce jeune chien fou et de prononcer quelques paroles perfides (« Sénèque tente sans cesse de persuader autrui que ton sceptre ne dépend que de lui ») pour attiser sa colère en précipitant ipso facto la chute du stoïcien. Quant à Octavie, elle se perdra elle-même, aveuglée par une rage qui emportera aussi Othon, époux encombrant et qui a le mauvais goût de s’accrocher. Remarquée cet été dans le rôle-titre de l’Octavia de Keiser à Innsbruck, Suzanne Jerosme se glisse dans la peau de Poppée avec un naturel renversant. La moindre de ses paroles semble naître dans l’instant et couler de source, déployant une richesse de nuances proprement admirable. Au service d’une incarnation extrêmement vivante et parmi les plus fouillées qu’il nous ait été donné d’entendre, la jeune Française convoque toutes les ressources, superbement maîtrisées, d’une voix fine et très souple, claire mais au grain mat et au médium charnel. Formée à la Guidhall School of Music and Drama, diplômée de la Hochschule für Musik und Tanz de Cologne et artiste en résidence à Aix-la-Chapelle où elle interprétera aussi Blanche de la Force, Suzanne Jerosme est la révélation de ce Couronnement de Poppée.
La présence scénique de Riccardo Angelo Strano (Néron) ne peut compenser une projection limitée ni faire oublier l’aigreur de certains aigus, quoiqu’elle cadre plutôt bien avec la conception du rôle. Toutefois, le contre-ténor ne manque pas d’aplomb dans les envolées virtuoses et distille habilement quelques pianissimi du plus bel effet. Tout oppose son organe sopranisant à l’alto d’Owen Willetts, dont la sombre densité sied infiniment mieux à la noblesse d’Othon. L’acteur ne démérite pas et l’interprétation ne serait pas loin de nous combler si, un rien trop pressée, elle prenait, au contraire, le temps de laisser le lyrisme s’épanouir. Timbre corsé et profil sculptural, avec quelque chose de Jennifer Larmore, mais aussi, dans le maintien, de Delphine Seyrig (après la robe en pétales de roses de Poppée, Sandra Münchow lui réserve le meilleur de son inspiration), Katharina Hagopian manque sans doute un peu d’ampleur dans l’exclamation vengeresse mais elle fait sienne l’amertume d’Octavie et son ultime monologue nous suspend à ses lèvres. Le Sénèque, sonore et ductile, de Woong-jo Choi a beau sortir subrepticement de sa réserve pour empoigner son frêle disciple ou gifler cette tête à claques de Valetto, il retrouve aussi vite sa posture figée de marbre antique ; il en faut plus pour s’affranchir de la convention et la sobre plainte de ses Familiers (Mariko Kageyama, Patrico Arroyo, Pawel Lawreszuk) achève d’éclipser ses adieux. Nous aurions passé sous silence les faiblesses de la distribution si le démembrement de la berceuse d’Arnalta, réduite à peau de chagrin, pouvait s’expliquer autrement que par le contre-emploi navrant d’Eva Nesselrath.
Incroyable mais vrai : d’aucuns osent encore jouer Le Couronnement de Poppée sur instruments modernes ! Mais ne crions pas trop vite au loup. D’une part, Justus Thoreau – qui dirige depuis le clavecin – n’a réuni qu’une poignée de cordes issues du Sinfonieorchester Aachen, flûte et cornet complétant une formation de poche. D’autre part, le Théâtre leur a adjoint un continuo relativement fourni (violoncelle, gambe, harpe baroque, théorbes, clavecin) et qui a bénéficié des conseils de Gerd Amelung, claveciniste et assistant sur plusieurs productions baroques (Theater Nürnberg, Winter in Schweztingen). Seule fausse note, à notre estime : l’incongruité, pachydermique, du tympanon sur les premières mesures de « Pur ti mirò, pur ti godo », que la délicatesse des amants nous fera heureusement vite oublier. Hormis d’inévitables approximations dans les premières pages orchestrales, la prestation dans la fosse se bonifie au fil des scènes et nous frappe par sa pertinence tant stylistique que dramatique. Justus Thoreau n’a peut-être pas l’habitude de ce répertoire, mais il possède un vrai sens du théâtre, du rebond, il sait écouter les solistes et sans doute aussi faire confiance aux continuistes dont l’accompagnement est parfaitement calibré et dosé, même s’il pourrait parfoi respirer davantage, notamment pour permettre à Othon de s’épancher.