Si le préraphaélisme, auquel le Musée d’Orsay consacre une exposition à compter du mois prochain, se distingue par sa chaleur, par sa simplicité et même par une forme de naïveté apparente, le récital proposé par Simon Keenlyside et Malcom Martineau en fait un remarquable tour d’horizon musical. Pour la plupart contemporains de ce que l’on a appelé plus tard la « renaissance musicale anglaise », les compositeurs au programme traitent le plus souvent, ici, de sujets so british, avec un charme et un humour très typiques. Beaucoup d’entre eux ne devaient pas devenir de très grands noms de l’Histoire de la musique, ce qui ne les a pas empêchés d’exceller dans le monde subtil de la mélodie. Dommage que le public parisien (qui n’est pas venu en nombre remplir les rangs du petit auditorium) n’ait pas jugé utile de s’en convaincre. Même portée par un chanteur réputé, la mélodie anglaise semble destinée à rester, pour quelques temps encore, une « île inconnue ».
« Sea fever », de John Ireland, constitue à cet égard une introduction idéale, presque un clin d’œil : composée sur un poème de John Masefield, cette pièce est une authentique invitation au voyage, à prendre la mer pour s’en aller découvrir tout ce répertoire d’Outre-manche. Et Keenlyside, rugosité un peu terrienne et profondeur poétique mélangées, y excelle déjà. Il ne peut dissimuler par contre une mauvaise toux ; les mélodies suivantes, signées Peter Warlock (« My own country », « Sleep ») et Percy Grainger (« The Spring of Thyme ») partagent heureusement la même simplicité bonhomme, et le baryton s’y épanouit avec humour, en toute sécurité. Le changement d’atmosphère, amorcé avec le « Little Boy Lost » de Howells et l’énigmatique « Betelgueuse » de Gustav Holst, se confirme avec Britten, dont les « Songs and proverbs of William Blake » concluent en beauté la première partie du concert. La construction complexe du cycle, qui insère de petites maximes populaires entre les poèmes, n’intimide pas nos interprètes. Il faut dire que l’auteur, astucieusement, a pris soin de ne pas incruster les proverbes arbitrairement : ils sont là pour annoncer le poème suivant, ou pour rappeler le précédent. Cela n’empêche pas Keenlyside de les différencier intelligemment, par sa voix, qui alterne dans les registres avec bonheur entre lyrisme et déclamation, et par son attitude scénique, jamais figée par les canons du récital. Ni de passer du second degré le plus stoïque au désespoir le plus tonitruant en l’espace d’une seule phrase.
La seconde partie s’ouvre sur une curiosité : une mélodie de Purcell (et très « purcellienne », burlesque, virtuose et inventive) revue par Benjamin Britten. Ou comment les œuvres des aînés influencent celles des cadets : là encore, Keenlyside donne à réfléchir sur le sens même que les préraphaélites ont voulu donner à leur travail. La suite du concert, consacrée à Ned Rorem et George Butterworth, est une révélation : le premier, sous le charme quelque peu suranné de ses mélodies, montre à chaque mesure un humour féroce, et le second a signé un authentique chef d’œuvre avec ses Six chansons d’un gars du Shropshire. De ses toutes premières insouciances jusqu’au seuil de sa mort un jeune homme nous est dépeint, et George Butterworth pousse les poèmes d’Alfred Housman qui ont inspiré le cycle à un niveau de force et d’émotion que les plus grands spécialistes du genre n’ont atteint que ponctuellement. Porté par le piano irréprochable du fidèle Martineau, Simon Keenlyside n’est que finesse et éloquence, tout son art, de la maîtrise des nuances à la clarté de la diction en passant par la simple beauté de cette voix sonore au chic et à la virilité indéniables, mis au seul service de cette musique. Les œuvres qui, pour d’obscures raisons, n’ont pas rencontré le succès qu’elles méritaient, devraient toujours bénéficier des services d’un tel avocat.
En bis, on sort du répertoire anglais mais on reste entre gentlemen farmers, avec deux pièces extraites des Histoires Naturelles de Maurice Ravel, qui ont rappelé de bons souvenirs à ceux qui avaient assisté au récital du Palais Garnier il y a tout juste un an… et qui auront surtout démontré que, pour un artiste de la trempe de Keenlyside, l’art n’a décidément pas de frontière.