« C’est la morale de Boccace : / Entre tous les amants, /seul amant efficace, / il arrive un moment, /dans les déduits d’amour, /Ah ! Où le muletier a son tour ! » Ainsi s’achève la comédie musicale. La Fontaine reprit Boccace dans son conte Le Muletier. Ajoutez-y Méliès, contemporain de la rédaction et de la création de l’ouvrage et vous aurez les ingrédients. C’est là qu’il faut chercher la source de la magistrale réalisation de Grégoire Pont, le vidéaste, et de son complice James Bonas, qui signe la mise en scène. Depuis, ils ont produit La Reine des neiges (le compositeur qui n’avait pas froid aux yeux) à Strasbourg, avec une égale réussite.
La prodigieuse animation des projections, leur colorisation subtile (*), loin des tons criards d’une Espagne de fantaisie, une synchronisation d’horloger suisse avec la musique, on crie au miracle visuel, tant par la subtilité, par l’invention renouvelée, que par la poésie et l’onirisme. La magie fonctionne du début à la fin, au point qu’on se prend à regretter que L’Heure espagnole ne soit pas redonnée à la faveur d’un bis, pour s’en délecter encore davantage. La mise en scène et la direction d’acteurs, en symbiose idéale, sont un modèle du genre. Comme le chante Ramiro, « rien à dire, rien à penser, on n’a qu’à se laisser bercer… »
Malgré son sujet de vaudeville, les enfants, conviés, étaient nombreux dans la salle. La transposition animalière permet en effet de dissimuler les aspects scabreux de la recherche d’un amant idéal par une Concepcion enfiévrée. L’ouvrage n’y gagne pas, mais n’est pas pour autant trop altéré, la sensualité, la volupté, l’extase amoureuse, les langueurs, la lascivité, comme le grotesque s’estompent à la faveur de ce bestiaire. L’adulte compensera ce parti pris par une écoute attentive du texte et de ses sous-entendus, comme par une attention décuplée au travail instrumental. Pas de psychologie dans le livret, le « mécanisme des instincts », avec comme seul moteur la convoitise de l’amour physique, par contre les personnalités sont fouillées. Malgré – à cause de – leurs faiblesses, tous les acteurs sont ici campés de façon sympathique et touchante. Plus humains que jamais, les animaux ne se prêtent ni au grotesque ni au graveleux, quitte à oublier la verve vaudevillesque. Cela fonctionne admirablement. La mise en scène fait fumer Concepcion. Pourquoi pas, pour une femme émancipée du début du XXe siècle ? Même si on peut préférer Ramiro avec un cigare (que ce dernier dépose avant chaque transport pour le rallumer ensuite, jusqu’à son transport ultime, sans armoire cette fois). Un petit ressort comique supplémentaire. Mais cela est dérisoire en comparaison du bonheur partagé que nous offre ce spectacle.
L’Heure espagnole © Frédéric Stéphan
Tous les solistes, chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon, sont familiers de l’ouvrage, ayant participé à la production de 2020, une bande dessinée éblouissante, elle-même reprise de 2018. Seul Grégoire Mour, Torquemada à Lyon, change de rôle pour endosser les habits de Gonzalve. En lapin, le précieux ridicule, poète, amoureux transi, notre ténor est le mieux servi des solistes par sa ligne de chant, sinon par son rôle. Il peut ainsi déployer toutes les facettes de son art à la faveur de ce pastiche du chant lyrique. La voix est admirable, bien timbrée, et les qualités de diction sont au rendez-vous. Ramiro, le taureau musclé, fort comme un Turc, bonhomme, bienveillant, simple, sensible, une âme tendre, est chanté par Raoul Steffani. Après une toute première intervention où il semble peiner à se faire entendre, la suite nous rassure pleinement. Baryton Martin, comme le demande l’ouvrage, plus que basse, sa constitution physique n’est pas seule à séduire. L’autre amant éconduit est tout aussi bien campé : Christian Andreas chante Don Inigo. Le grand banquier enamouré, ici cochon ventru, après s’être pavané, est simplement comique, touchant par son humanité. Sa noblesse de ton, le timbre chaud, la conduite de sa ligne participent à sa réussite. Torquemada, (la souris), passionné par son métier, commerçant avisé, même s’il a quelque peu délaissé Concepcion, n’est pas l’époux falot, ridicule de soumission, que l’on rencontre fréquemment. Etienne de Bénazé nous en donne une incarnation humaine, juste, à la voix et au jeu sûrs. Peut-être moins féline qu’attendue, Florence Losseau campe une Concepcion distinguée, mutine, frustrée, une dame qui porte la culotte et ne s’en laisse pas compter. L’émission est d’une rare qualité, n’étaient des graves parfois amoindris.
Même si le spectateur ne fait que l’entrevoir, l’orchestre, en scène, se hisse au rang d’acteur essentiel. Cependant, derrière le rideau qui recevra les projections et cache un praticable mobile (circulation à l’étage entre jardin et cour), donc éloigné de la salle, sa perception est altérée. Si les soli des bois sont remarquables, les cordes, particulièrement, passent mal, la clarté souffre, comme l’équilibre avec le chant. Ainsi, le glissando pizzicato du premier duo Gonzalve-Concepcion sur la habanera des violoncelles, est-il imperceptible… L’orchestre est conduit avec souplesse et subtilité par Valerio Galli. On en attendait plus d’acidité, de dynamique comme de poésie et de sensualité, mais les conditions acoustiques signalées ont certainement contribué à amoindrir notre écoute.
Riche, inventif, subtil, passionnant, un spectacle magique pour les jeunes de 7 à 77 ans (voire au-delà) que l’on souhaite nombreux à en profiter, à la faveur de reprises.
(*) L’évocation de la corrida par Ramiro, à propos de son « bijou de famille », suscite la première colorisation des projections, qui sera toujours bienvenue, dosée à souhait.