Entendre L’Heure espagnole est toujours un régal, même lorsqu’il n’y a rien à voir. La première des deux œuvres lyriques de Ravel se prête finalement très bien à la version de concert, qui a l’avantage de détourner un tant soit peu l’attention de la gauloiserie du livret pour recentrer l’intérêt sur la musique.
Avant d’en arriver là, Angers Nantes Opéra avait choisi de mettre non pas un peu, mais beaucoup d’Espagne autour. En ouverture de soirée, l’Alborada del Gracioso mettait en valeur les sonorités typiquement françaises de l’Orchestre National des Pays de la Loire. Dans cette espagnolade où l’on entend aussi beaucoup l’influence des compositeurs russes, le rythme prime déjà sur la mélodie, bien avant le Boléro ; on aurait attendu un peu plus de tension dans la direction de Pascal Rophé, pour surmonter la difficulté du passage central, où Ravel semble délibérément laisser la partition s’enliser un peu. Les extraits du Tricorne ne présentent pas les mêmes pièges, et l’orchestre s’ébroue avec délices dans la luxuriance sonore organisée par De Falla ; là encore, on apprécie notamment la volubilité goguenarde des bois, pour un résultat pleinement convaincant.
Après l’entracte arrive le plat de résistance, cet invraisemblable collage d’objets trouvés musicaux dont Ravel sut assortir la grivoiserie érudite délicieusement démodée de Franc-Nohain. Dans cette partition qui s’ouvre sur une cacophonie de métronomes et où passent les spectres de Bizet et de Chabrier, l’Orchestre National des Pays de la Loire avance avec toute la précision horlogère qui s’impose, profitant des quelques instants de déchaînement permis par le compositeur pour laisser éclater la rutilance de ses cuivres. Et comme pour rendre justice à un texte qui est bien souvent à dire plus qu’à chanter, il fallait réunir distribution impérativement francophone. Seule exception : le Britannique Alexander Sprague, qui s’exprime dans un très bon français, qui possède les couleurs du poète Gonzalve, mais auquel on souhaiterait un peu plus de volume pour se faire entendre par-dessus l’orchestre à certains moments. La Québécoise Julie Boulianne est une Concepción franchement mezzo, pour un rôle où l’on entend les profils vocaux les plus variés : le timbre est beau et le personnage est là, mais il est dommage que l’articulation ne soit pas toujours aussi incisive qu’on le voudrait. Didier Henry n’est certes pas la basse qu’appelle Don Iñigo, mais il peut du moins compter sur son excellente diction et sur ses grands talents d’acteur pour être crédible, quitte à disparaître tout à fait derrière l’orchestre dès que celui-ci se fait plus présent. Torquemada est un rôle bien court, mais le confier à Eric Huchet est une riche idée : qui peut le plus peut le moins, et le ténor transforme cette silhouette en un véritable protagoniste. De Thomas Dolié, enfin, on pourrait ne dire qu’un mot : parfait. Son Ramiro est tout simplement idéal, par la richesse de son baryton à la fois très à l’aise dans l’aigu et d’une épaisseur fort bienvenue dans le grave, par la qualité de son incarnation et le naturel de son jeu, et par une élocution dont on ne perd pas une syllabe. Quand les maisons d’opéra se décideront-elles à distribuer comme il le mérite cet excellent artiste ? Le comte des Noces cet hiver à Compiègne, Besançon et Quimper, Sténon dans le Persée de Lully à Paris et Versailles, c’est bien peu pour la saison à venir !
N.B. : Après les deux soirées nantais (9 et 11 septembre), le concert sera donné à Angers les 22 et 23 septembre.