Que de fées penchées sur son berceau lorsque Georges Bizet, âgé d’une vingtaine d’années, compose Les Pêcheurs de perles : Julia (La Vestale), Norma, l’une et l’autre comme Leila infidèles à leur vœux de chasteté ; Verdi par la peinture au rouleau de larges fresques chorales ; Gounod par le brodé au point d’épine de la mélodie. A l’époque, public et critiques brandirent leur crucifix, croyant déceler de diaboliques influences wagnériennes dans l’usage du leitmotiv, l’abus de dissonances et l’abondance de couleurs orchestrales. Quelle idée ! Existe-t-il opéra romantique plus français, avec tout ce que cela impose de délicatesse pour ne pas froisser la soie d’une musique suspendue à la clarté d’une langue difficile à chanter ? Aujourd’hui, nous disposons du recul nécessaire pour démêler selon les options d’interprétation l’écheveau des réminiscences.
Ainsi, à Limoges, ce n’est pas Norma que rappelle le soprano léger d’Hélène Guilmette. Confiés à des voix plus étoffées, les courbes, les pleins et les déliés de l’air « Ô Dieu Brahma ! » pourraient sembler calqués sur les volutes infinies de « Casta Diva ». Non, pas la druidesse bellinienne mais Juliette de Gounod, fraîche, pure et innocente au premier acte avec comme carte maîtresse un trille vivement battu ; tendre et rêveuse avec des sons subtilement filés dans la cavatine où la personnalité de Leila se matérialise à force d’immatérialité ; renvoyée à ses limites lyriques lorsqu’il lui faut répondre aux serments d’amour de Nadir puis à ses insuffisances dramatiques face à Zurga au troisième acte.
Alexandre Duhamel (Zurga) et Hélène Guilmette (Leila) © Eric Bloch
C’est que dans ces deux duos clés, ténor et baryton après avoir cherché leurs marques durant la première partie trouvent enfin matière à justifier l’espoir que suscitent aujourd’hui leurs deux noms. Il serait presque trop tard pour Julian Dran dont la romance, un des airs les plus attendus de la partition, souffre auparavant de quelques duretés et raideurs. Effet du trac ? Sans doute, car ensuite « Ton cœur n’a pas compris le mien », porté par une émission à la hauteur mieux contrôlée, offre ce mélange d’ardeur et de douceur propre à Nadir.
Il est temps encore pour Alexandre Duhamel. Le rôle de Zurga se concentre sur le troisième acte avec, outre le duo évoqué plus haut, l’air « L’orage s’est calmé » où l’on retrouve le chanteur tel qu’en lui-même : sonore, engagé, l’aigu libéré et, au-delà, maître de cet art de la déclamation inhérent à l’opéra français, intelligible comme le sont d’ailleurs ses partenaires – sans exception, y compris Frédéric Caton en Nourabad figé et hautain – mais aussi intelligent, de cette intelligence du texte qui légitime l’union du mot et de la note.
Directeur musical de l’Opéra de Limoges depuis 2013, Robert Tuohy refuse les coups de poing furieux demandés à l’orchestre par le jeune Bizet et préfère aux excès de fougue le balancement indolent de rythmes censément orientaux. A l’inverse, le chœur privilégie les teintes franches, avivées encore par des pupitres où femmes et hommes, et à l’intérieur de cette première séparation, sopranos et altos, ténors et basses, bien qu’exprimant leurs individualités farouches, occupent ensemble le premier plan.
La mise en scène de Bernard Pisani choisit de les planter sur scène en confiant le mouvement à une poignée de danseurs. Sans parti pris autre que la lisibilité, l’approche séduit d’abord par un décor où les courbes stylisées évoquent au gré de lumières fluorescentes, vagues, ciel, soleil ou lune. Les costumes, conformes au lieu et au temps de l’action, participent à cette exploration bipolaire de la gamme chromatique. Bleus et oranges se confrontent en un camaïeu onirique, tout comme se disputent au sein du premier chef d’œuvre lyrique de Georges Bizet différentes inspirations.