L’Opéra de Nice vient de présenter un spectacle qui commence et finit dans un atelier d’artiste, dans les combles d’un immeuble parisien. L’un des protagonistes en est un peintre de tableaux d’histoire, mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’appelle pas Marcello et ne partage pas son logis avec le poète Rodolfo, puisque l’opéra en question n’est pas La Bohème mais Les Huguenots. Si Jean-Michel Pennetier avait pu l’an dernier juger « absolument passionnant, drôle mais respectueux, classique et iconoclaste » le travail réalisé par Tobias Kratzer sur Le Prophète à Karlsruhe, il n’est pas certain que le chef-d’œuvre de Meyerbeer l’ait autant inspiré. Nevers devient un peintre d’aujourd’hui, mais qui peint comme hier (John Everett Millais, dont on aperçoit dans un coin la toile intitulée Mercy, St Bartholomew’s Day, 1572) ou même avant-hier (Frans Hals, dont les banquets d’officiers inspirent le premier acte), et qui décide de créer une œuvre sur le thème de tolérance ; là où Robert Carsen, qui avait pour sa part fait de Tannhäuser un peintre, évitait fort sagement de montrer les créations du personnage, Tobias Kratzer nous dévoile finalement le décevant barbouillage rougeâtre que Nevers semble avoir conçu. Le début de la représentation fonctionne plutôt bien : Valentine est le modèle-maîtresse du peintre, les « nobles seigneurs » sont des modèles venus poser, Urbain est le facteur, et Marguerite sans doute la galeriste. Pourtant, dès le premier acte, Marcel surgit tout droit du XVIe siècle, et il faut bientôt admettre que l’on bascule dans les visions de Nevers, qui reste jusqu’au bout vêtu de sa blouse maculée de peinture, alors que tous les autres personnages adoptent peu à peu de somptueuses tenues Renaissance, notamment les suivantes de Marguerite, qu’on croirait sorties de portraits de Pontormo. La transposition n’apporte finalement pas grand-chose, mais du moins ne nous prive-t-elle vraiment que des différents décors voulus par le livret, puisque les costumes sont, eux, historiques – bien que les brassards protecteurs soient remplacés par des croix blanches peintes directement sur le front des catholiques – et que les différentes étapes de l’intrigue sont respectées (mais Marcel qui met sa Bible au feu à la fin, vraiment, c’est un pied de nez bien gratuit). Marguerite fait même son entrée sur un vrai cheval au troisième acte, comme Joan Sutherland à La Scala en 1962…
La grande différence, c’est qu’en 1962, on n’osait plus jouer Les Huguenots en France. Heureusement, les temps ont changé et, après Montpellier en 1990 et Metz en 2004, l’œuvre de Meyerbeer commence à revenir un peu plus régulièrement sur les scènes nationales : après Strasbourg en 2012, Nice en 2016 apparaît comme une étape de plus avant le retour des Huguenots dans la capitale, depuis longtemps guettés, et enfin attendus à l’Opéra de Paris. Comme c’est hélas encore trop souvent le cas, il paraît aller de soi que tout grand opéra à la française doit être amputé : le programme de salle retourne le couteau dans la plaie en signalant que « Les Huguenots dure environ quatre heures un quart », alors que le spectacle dure trois heures quarante moins deux entractes de vingt minutes. Même si l’on fait son deuil du bal à l’Hôtel de Nesle, cela laisse encore pas mal de musique qui passe à la trappe, y compris pour les premiers rôles, à commencer par le deuxième couplet de « La blanche hermine ». Quand respectera-t-on enfin une partition dont sort (presque) tout Verdi et à qui Wagner doit tant ?
© Dominique Jaussein
Heureusement, si l’on ne peut en entendre l’intégralité, ce qu’on entend a plutôt de quoi réjouir l’oreille. Là où Marc Minkowski déchaînait des tutti fracassants, au risque de confirmer l’image caricaturale d’un Meyerbeer exclusivement soucieux d’effet maximal, Yannis Pouspourikas dirige l’Orchestre Philharmonique de Nice avec bien plus de mesure : moins de décibels, moins d’emportement, ce qui a l’avantage de montrer que Les Huguenots inclut d’innombrables beautés, et pas seulement des moments de fracas. Le chœur résiste lui aussi à la tentation de la surenchère sonore, et même les pages que d’aucuns jugeraient pompières y retrouvent leur noblesse. Quant aux solistes, c’est un quasi sans faute. Pour les trois rôles principaux, il a fallu puiser dans le vivier des chanteurs étrangers (ah, si une maison d’opéra proposait Valentine à Véronique Gens… Ne rêvons pas). Uwe Stickert est un superbe Raoul, même s’il n’est pas gâté par le costume de bric et de broc que la production lui inflige. L’aigu est émis sans le moindre effort apparent, le français est excellent (à part quelques voyelles trop ouvertes) ; seul le timbre un peu nasal pourra déplaire, mais les ténors rossiniens – ce qu’il est par ailleurs – nous ont habitués à des sonorités infiniment moins flatteuses. Titulaire de rôles comme Violetta ou Abigaille, Silvia Dalla Benetta est une heureuse surprise en Marguerite : fi des soubrettes, cette reine-là a certes des aigus brillants mais aussi une voix solide par-dessous. La virtuosité est là, et bien là (bon, elle ne fait pas de contre-ré dans les vocalises d’ « A ce mot seul s’anime », mais il semble que ce soit là une fantaisie de la Stupenda) ; il faudrait seulement qu’elle apprenne à prononcer les en et an français. Cristina Pasaroiu a une diction plus nette de notre langue, et une voix aux couleurs plus sombres, comme il convient à Valentine ; l’interprète est émouvante, ce qu’avait déjà amplement montré son Adriana Lecouvreur ici même. En Nevers barbouilleur, Marc Barrard semble avoir trouvé une nouvelle jeunesse : la voix, qui avait pu paraître bien fatiguée il y a quelque temps, relève ici le défi avec panache. Un peu éprouvé par quelques aigus dans « Piff, Paff », Jérôme Varnier n’en compose pas moins un fort beau Marcel, et l’on attend le Brogni qu’il sera l’an prochain dans La Juive à Strasbourg. Alors qu’on a désormais tendance à confier le rôle du Page à des mezzos, Hélène Le Corre renoue avec les Urbain sopranos, option tout à fait légitime, et ici brillamment défendue. Non, l’erreur de distribution, c’est Francis Dudziak, qui n’a jamais eu les moyens de Saint-Bris, « basse chantante » qui doit régulièrement plonger dans l’extrême grave et dont le rôle occupe l’avant-dernière portée, juste au-dessus de Marcel : le baryton français ne peut compter que sur ses qualités d’articulation, car la voix n’a rien de l’ampleur souhaitée, notamment dans la Bénédiction des poignards. Dommage, car les petits rôles sont, eux, fort bien campés par une brochette de jeunes chanteurs. Un grand merci à l’Opéra de Nice en tout cas, pour sa programmation audacieuse, après La Juive la saison dernière.