C’est à une formidable redécouverte que nous invite le Groupe Lyrique (du groupe La Poste issu de la Chorale des PTT fondée en 1936), en jouant l’opéra-bouffe en trois actes Les Géorgiennes. Cette œuvre, qui connut malgré les critiques un grand succès public à sa création en 1864, fut très vite jouée en Autriche, Russie, Allemagne, Belgique, puis aux États-Unis en 1874, mais jamais reprise après cette date. Donc un bel hommage rendu à Offenbach en cette année anniversaire pauvre d’imagination. L’histoire est simple : dans un Orient de fantaisie, les hommes de la ville de Djégani, au lieu de combattre le pacha Rhododendron qui vient y renouveler son harem, s’enfuient lâchement. Leurs femmes décident alors de prendre le pouvoir, qu’elles rendront aux hommes à la fin.
La prétendue « guerre des sexes », à laquelle les médias donnent aujourd’hui chaque jour plus d’importance, n’est pas nouvelle. Mais elle fut souvent prétexte à comédie, et longue est la liste des auteurs à avoir traité ainsi ce sujet. Molière avait déjà brocardé ces questions de prééminence – voire de domination – entre les deux sexes (L’École des femmes, Les Femmes savantes). Et l’on retrouvera aussi un traitement comique des rapports homme-femme chez Feydeau, et l’agressivité féminine avec par exemple l’autoritaire femme de Stan Laurel dans les courts métrages de Laurel et Hardy , ou Le Congrès des Belles-mères, du cinéaste Émile Couzinet. Une fois de plus, Offenbach et ses librettistes ajoutent donc une pierre à leur comédie humaine humoristique, en s’attaquant à tous les travers de la société de leur temps. Le rapport d’Offenbach à l’égalité des sexes, voire même à la théorie du genre (L’Île de Tulipatan) est ici particulièrement savoureux. Moins politique et corrosive que Le Roi Carotte, Les Géorgiennes restent bien dans la mouvance des œuvres brocardant la cour de Napoléon III et tout particulièrement l’impératrice Eugénie et son influence dans les affaires de l’État. Mais la prise de pouvoir par les femmes qui y est présentée, si elle faisait rire à l’époque, pouvait-elle prêter en même temps à réflexion ?
© Photo Wahid Zinaoui
Restait à retrouver le matériel d’orchestre. C’est l’Offenbach Edition Keck (Boosey & Hawkes), possesseur de la partition manuscrite d’Offenbach, qui a permis cette résurrection, qui comprend de plus deux passages coupés lors de la création parisienne. Le chef et musicologue Laurent Zaïk a réalisé le travail de transcription de la partition, puis son arrangement pour treize musiciens. Il souligne « Musicalement, Les Géorgiennes fait la part belle aux scènes d’ensemble, dans de vastes numéros musicaux dont l’origine provient de l’opéra. En 1863, Offenbach travaillait à son grand opéra romantique, Die Rheinnixen, qui sera créé à l’Opéra de Vienne en février 1864. Cette volonté d’agrandissement du genre de l’opéra-bouffe se retrouve aussi dans le soin apporté à l’orchestration, plus fouillée que dans les ouvrages précédents ou ultérieurs ». De fait, la musique, bien dans la verve d’Offenbach, vive, joyeuse et entraînante, avec quelques touches d’émotion, avait séduit les critiques de l’époque, alors qu’ils faisaient la fine bouche concernant le livret. Mais fort curieusement, on ne sort pas de la représentation avec des refrains dans la tête, à part le « À bas les hommes ! », et quelques mesures qui évoquent La Périchole ou La Grande Duchesse.
Pour le reste, entendons-nous bien, il s’agit d’une production d’amateurs encadrés par de solides professionnels, mais avec des moyens limités. Tout est suggéré par de petites touches bien vues, et donc pas de débauche de figurants, pas de démonstration exotique d’un orient de rêve, ni d’éléphant sur scène ! La mise en scène de Renaud Boutin est fort bien menée, traduisant toute l’ambigüité du sujet, qu’il traduit ainsi dans son analyse : « Est-ce du féminisme ou une satire des femmes ? Est-ce une charge antimilitariste ou un appel aux armes ? ». Masque sous le masque, que l’on retrouve peut-être un peu trop appuyé mais néanmoins efficace dans la sène du bal où les hommes, habillés en femmes, portent tous le masque de la tête d’Offenbach. Le moment le plus accompli reste le chœur des femmes sur les barricades qu’elles ont élevées avec les lits de l’hôpital, mais beaucoup d’autres passages sont également fort réussis. En revanche on reste dubitatif non sur la prestation, mais sur la présence d’un danseur « Berlin – Cabaret » qui, en guêpière et haut de forme puis en collant-squelette, se démène à tel point qu’il est bien difficile de rester concentré sur l’essentiel. Le décor est astucieux, avec l’orchestre au milieu d’une sorte d’enclos. Quant aux beaux costumes de Cécilia Delestre (réalisés par le pôle costumier-réalisateur du lycée La Source – métiers des Arts textiles et du commerce – de Nogent sur Marne), ils précisent bien le caractère de chaque personnage, avec notamment une Feroza dans le genre Bonaparte et une truculente silhouette de Rhododendron, encore plus étonnant en tutu et en robe.
Musicalement, l’orchestre Bernard Thomas, sous la baguette de Laurent Zaïk, rend parfaitement le style d’Offenbach, avec ses balancements, ses inflexions et ses respirations. Seule la position centrale du chef rend parfois difficile le contrôle de l’ensemble du plateau, tout en largeur. Les chœurs font preuve d’un réel travail musical, et les ensembles sont très réussis. Au niveau du jeu scénique, ils sont également tout à fait convaincants.
Le rôle écrasant de Feroza est tenu par Marine Gueuti, qui a l’autorité, l’abattage et l’humour indispensables au personnage de cette pétroleuse à la Calamity Jane. Même si la voix n’a pas la souplesse ni l’étendue de celle d’une cantatrice professionnelle, elle se tire vraiment bien de ce pari aussi risqué que difficile, notamment dans son air « À bas les hommes ! ». De son côté, Mathieu Guigue est un Rhododendron épatant, à la fois rond, bonhomme et inquiétant, avec une voix de baryton sonore et bien projetée parfaitement adaptée au rôle. Didier Chalu en Boboli est lui aussi parfaitement dans le style d’Offenbach, avec une grande aisance scénique et usant habilement de sa voix mixte, et l’on aimerait l’entendre un jour dans le rôle du caissier des Brigands ! Agnès Maulard, de son côté, apporte un côté amusant au rôle de Nani, et Hombeline Thome chante très joliment les couplets du sevrage, avec la pointe d’émotion qui complète bien l’éventail des personnages. Tout le reste de la troupe campe d’amusantes silhouettes, et défend avec cœur une partition souvent difficile.