Avouons-le d’entrée, nous sommes très critique envers Fidelio, ou plutôt gêné de voir des moments d’un lyrisme si puissant barboter dans une structure loufoque et portés par des personnages mal caractérisés. A la suite d’Herbert Blomstedt et John Eliot Gardiner, René Jacobs entend nous prouver que l’original vaut mieux que la version retravaillée, et il y réussit !
Certes l’ouverture Leonore II sonne toujours comme le brouillon de Leonore III, multipliant les pistes inabouties, souffrant d’un agencement fouillis là où la suivante jouit d’un ordonnancement lumineux. Certes le grand final de Fidelio nous manque, mais l’original ne souffre pas de la comparaison ! Certes l’air de Florestan est bien moins ambitieux que dans Fidelio, et le personnage perd en importance, c’est un peu comme passer d’Idomeneo à Belmonte. Mais tous les autres y gagnent beaucoup ! Le découpage en 3 actes permet à Marcelline d’enfin briller de toute sa simplicité populaire (qui a dit « niaiserie » ?), à Rocco d’exister vraiment (notamment avec son très bel air « Hat man nicht Gold beineben ») et à ces deux protagonistes de s’effacer progressivement pour laisser la place à Leonore, puis Pizzaro, puis Florestan. Dans ses très intéressantes notes de programmes, René Jacobs souligne avec quel brio Beethoven glisse d’acte en acte du Singspiel vers le mélodrame puis vers le tragique. A cette dramaturgie bien plus cohérente s’ajoute une visée stylistique plus franche : Beethoven illustre ici tout ce qu’il doit à Mozart et Cherubini, et à leur éloquence, sans chercher à surenchérir avec Paer et Mayr dans la charge orchestrale. Il en résulte un opéra très lisible, bien plus digeste et ne suscitant jamais l’ennui que le public de la création a ressenti, sans doute en raison d’une équipe musicale inadaptée et du contexte géo-politique : Napoléon venait d’envahir Vienne, son influence sur Beethoven n’aura donc pas été limitée au bonheur de la 3e Symphonie !
Mais si le concert de ce soir convainc tant, c’est aussi parce que les dialogues ont fait l’objet d’une attention extrême : réécrits, travaillés avec autant de soin que les airs, insérés dans une mise-en-espace efficace, ils permettent à chaque personnage d’exprimer son charme propre et de bénéficier d’une épaisseur psychologique absente du Fidelio. C’est aussi parce que le Freiburger Barockorchester redonne à cette partition un son plus authentique : ces cordes aux attaques gaillardes, la rugosité délicieuse des vents, le vrombissement franc des cuivres, chaque pupitre existe avec autant de distinction que les personnages, sans jamais renier son appartenance à l’ensemble. La direction de René Jacobs est toujours aussi méticuleuse et truffée de choix très personnels. On pourra, une fois encore, lui reprocher de sacrifier l’élan au détail et d’enchanter davantage par le paysage que par l’action qui s’y déroule. Mais Beethoven lui-même verse dans cette logique : la plupart des scènes sont construites sur la forme de l’arche, il en résulte de longues pauses extatiques au milieu des airs et ensembles avant que le drame ne reprenne urgemment les choses en main (au point de complètement perdre le surtitreur en chemin à plusieurs reprises !).
Cette version est donc paradoxalement allégée : plus longue que Fidelio, elle paraît bien plus digeste et goûtue. Coté distribution, l’allégement vocal est cela-dit moins défendable. Tous les chanteurs jouent ce soir avec beaucoup de probité et de précision, leur allemand est d’une qualité exceptionnelle et leur engagement musical indubitable, et pourtant… Comment distribuer Leonore d’abord ? Le rôle est ici bien plus vivant et virtuose qu’en 1814 : son grand air, plus long, inclut des vocalises assez retorses que Beethoven coupera ensuite et son duo avec Florestan au dernier acte s’étale sur un ambitus meurtrier. Même l’aigu de la soprano colorature Marlis Petersen y est mis à rude épreuve. Le moins que l’on puisse lui reconnaître, c’est de mouiller sa chemise et de ne pas éviter la difficulté ! Mais son medium est trop mince et la voix est plus perçante qu’ample. Peut-être souffre-t-on aussi d’avoir trop entendu de wagnero-straussiennes dans ce rôle, mais tout de même il est difficile d’exceller à la fois dans Angelica, Elettra, Lulu et… Leonore. D’autant que le timbre de la chanteuse est bien trop semblable à celui de Marzelline, ce qui nuit aux beaux contrastes de leurs duo (encore une coupe dès 1806 !) et ensembles. Ici Robin Johannsen est parfaitement à sa place : sa voix légèrement acide dans l’aigu mais virevoltante donne à cette volage fille de gardien de prison une vivacité rafraichissante. La palme du meilleur chanteur revient certainement à Dimitry Ivashchenko et à son immense mais jamais enflée voix de basse profonde, au point de faire paraitre le Don Pizzarro de Johannes Weisser bien pâle. On considèrera que le grave est ici plus l’apanage de la bonhomie virile que de la méchanceté, mais on aimerait tout de même être plus effrayé par le seul méchant de l’œuvre. Or Johannes Weisser peine à emplir l’immense espace de la Philharmonie tout comme à faire sonner des graves en dehors de sa tessiture. Cette dernière est de facto plus proche de celle du très bon Johannes Chum en amant éconduit et importun que de celle de Tarez Nazmi, Don Fernando qui en impose au public malgré la brièveté de son intervention. Maximilian Schmitt n’est pas non plus le ténor héroïque que l’on entend d’habitude en Florestan. En 1805 le rôle ne l’est pas vraiment, mais pourtant une présence scénique plus rayonnante, plus emportée dans le duo aurait permis de rendre justice à la noble stature dont Beethoven gratifie son héros. Reste un chant très propre, une voix bien placée mais cela ne suffit pas. Issus du chœur, Florian Feth et Thomas Trolldeiner sont à l’aune de leur excellente phalange. Pour jeune qu’elle soit, cette Zürcher Sing-Akademie impressionne par la limpidité de son élocution : ils ne sont pas pour rien dans le succès du finale et font du chœur des prisonniers à l’acte II l’un des plus beaux moments du concert. A se demander, là aussi, pourquoi Beethoven a décidé de le remanier !