Jusqu’ici, le nom d’Antonio Draghi (1634-1700) n’était pas vraiment prononcé tous les jours, mais la saison 2017-18 va peut-être y changer quelque chose. Natif de Rimini, d’abord chanteur, puis librettiste, installé dès 1658 à Vienne où il vécut jusqu’à sa mort (la plupart de ses œuvres lyriques furent créées à la Hofburg), ce compositeur extrêmement prolifique a laissé plus de 120 opéras et une quarantaine d’œuvres sacrées. Autant dire qu’il y a matière pour les défricheurs, et l’on sait que Leonardo Garcìa Alarcòn proposera au printemps prochain El Prometeo dans une version scénique à Dijon. C’est en avril dernier, à Cracovie, que Vincent Dumestre proposait en résurrection mondiale ce Terremoto dont la création française a eu lieu en (quasi) clôture du festival d’Ambronay.
Est-ce un oratorio ? Pas vraiment, puisqu’en 1682, pour le Jeudi Saint, la partition fut donnée en version scénique. Mais ce n’est pas un opéra. Non, c’est une « représentation sacrée », et plus précisément un sepolcro, un spectacle évoquant la Passion du Christ ou un épisode de l’Ancien Testament qui la préfigure. Jésus lui-même n’y parle pas, mais l’on entend s’y exprimer ses proches (la Vierge, Marie-Madeleine, saint Jean) et ses ennemis (un scribe, un Pharisien), sans oublier deux entités abstraites, la lumière de la Foi et la lumière de la Connaissance qui viennent dans la deuxième partie de l’œuvre expliquer le mystère de l’Incarnation et surtout le séisme survenu aprèsla mort du Christ. Peu d’action au sens strict, donc, mais une alternance d’affects variés – douleur des uns, moquerie des autres, terreur, réconfort, etc. –, de quoi donner matière à une bonne heure de musique assez diversifiée, avec plusieurs airs, des chœurs, et un grand ensemble final qui invite l’homme à trembler à l’instar de la terre, lui qui n’est que poussière. Et Draghi de recourir aux notes répétées pour traduire ce frissonnement en musique. Les trembleurs d’Isis (1677) auraient-il été entendus à Vienne ? Pourquoi pas, puisque Purcell lui-même semble avoir imité Lully dans son King Arthur.
Avant de pouvoir la diriger, Vincent Dumestre a dû compléter la partition, le copiste ayant jugé bon de ne retenir des chœurs que la voix de dessus et celle de basse. Le chef a aussi dû répartir les rôles (on ignore quels chanteurs interprétaient cette musique au XVIIe siècle) et choisir l’instrumentarium. Le Poème Harmonique se présente en formation limitée à huit instrumentistes – quatre instruments pour la basse continue, auxquels s’ajoutent deux violons, un ténor de viole et un cornet. Cet orchestre réduit est porté par l’acoustique de l’abbatiale d’Ambronay, et tous les chanteurs solistes participent tour à tour aux chœurs, d’écriture assez madrigalesque.
Avant de laisser parler la musique, néanmoins, et pour rapprocher le public de l’esprit de piété qui pouvait animer les spectateurs de 1682, il avait été décidé de faire déclamer un extrait de la Bible relatant le meme épisode que présente le livret de Nicolò Minato. Et pour nous transporter au Grand Siècle, le texte en question est déclamé avec prononciation « restituée » à la Eugène Green. Complice de longue date du tandem Dumestre-Lazar (elle était le Maître de musique de leur Bourgeois gentilhomme), Alexandra Rübner se révèle tragédienne jusqu’au bout des ongles, incarnant le récit dans chaque geste, dans chaque mot. Excellente idée que ce prologue, donc.
Quant aux voix, l’équipe est un peu différente de celle qui s’est produite à Cracovie en avril, mais on y entend plusieurs solistes amenés à faire durablement équipe avec Vincent Dumestre. Ainsi, on se réjouit d’avance de retrouver les deux principales voix féminines dans le Phaëton de Lully donné à Versailles au printemps prochain. Léa Trommenschlager sait plier son ample soprano (ne chantait-elle pas en 2013 le rôle-titre d’Ariane à Naxos sous la direction de Maxime Pascal ?) pour susurrer les arias de la Vierge éplorée, non sans donner plus libre cours à son tempérament dans les récitatifs. Très applaudie dans Les Amants magnifiques, Eva Zaïcik prête son beau timbre chaud à une Marie-Madeleine intense, plus véhémente que douloureuse, mais le livret le veut ainsi. Avec un personnage qui exploite le bas de sa tessiture davantage que les rôles de haute-contre à la française qu’il lui arrive d’interpréter, Jeffrey Thompson fait preuve d’une retenue et d’une sobriété admirables. Dans le camp adverse, les contempteurs du Christ ne sont pas en reste, entre le contre-ténor bien projeté de Pascal Bertin et la basse sarcastique de Geoffroy Buffière. Toujours expressif, Victor Sicard traduit les angoisses du Centurion converti par le prodige dont il est témoin. Les deux lumières, Anna Zawisza et Helena Poczykowska, se complètent harmonieusement, les couleurs sombres de la seconde répondant au timbre lumineux de la première.
On attend maintenant avec une certaine impatience de découvrir le versant opératique de Draghi. Rendez-vous à Dijon en juin prochain.