Lorsqu’en 1872 Offenbach crée avec succès son grand opéra-féérie Le Roi Carotte, le public vient applaudir un spectacle pharaonique, dans le goût des revues spectaculaires (les Folies Bergères ont ouvert 3 ans plus tôt). Abondance de figurants, musiciens, chanteurs, costumes et décors tiennent le spectateur en éveil durant plus de 5 heures de spectacle. Victime de ses coûts de production, l’œuvre disparait totalement de l’affiche après une tournée mondiale. Totalement. Le siècle suivant n’en enregistrera que trois petits extraits. On peut donc se demander si l’œuvre a marqué son temps pour des raisons musicales. Cette production, déjà donnée à Lyon il y a deux ans, confirme hélas nos doutes.
Certes les passages symphoniques sont magnifiques et originaux, certes l’air d’entrée de Carotte, le chœur « C’était fatal, c’était prévu » ou la Ronde du chemin de fer sont très entrainants et font sourire, mais l’ensemble relève tout de même de l’Offenbach écrit au kilomètre, et les allusions parodiques ne suffisent pas à justifier une inspiration mélodique assez pauvre. On a constamment une sensation de déjà-entendu. Est-ce la genèse laborieuse de l’œuvre (pendant la guerre contre la Prusse) qui en est cause ? L’œuvre initiale entendait être une satire du pouvoir politique en place. Après la chute de Napoléon III évidemment le propos perd en pertinence et le librettiste, Victorien Sardou, semble vouloir donner le change en surenchérissant dans la féérie : pays imaginaire, sorcières, voyage à Pompéï pour récupérer l’anneau du Roi Salomon, potager infernal, foules ensorcelées, royaume des fourmis et des abeilles… Cela pourrait fonctionner si l’absurde des situations dramatiques était assumé, ou si le drame était plus justifié, mais les scènes se succèdent avec une gratuité digne d’un mauvais épisode de dessin animé télévisé. Tout en ayant pris pour base une version « opérette-féérie » déjà réduite, Agathe Mélinand ne peut pallier l’aspect inopinément foutraque de l’œuvre et ses références habituelles à l’actualité ou l’insertion de vulgarités contemporaines, qui réussissaient à émailler des œuvres mieux construites d’Offenbach, tombent ici souvent à plat et ajoutent au grand n’importe-quoi.
Néanmoins, et le fait est suffisamment rare pour être souligné, la production sauve la partition ! A l’heure où l’Opéra National de Paris donne toujours une antédiluvienne version Choudens des Contes d’Hoffmann et où le Châtelet n’accueille plus les productions de Laurent Pelly, félicitons l’Opéra de Lyon et celui de Lille de continuer à explorer Offenbach avec de tels moyens. Plutôt que de questionner le sentiment du merveilleux du public de 1872 par rapport au notre, Laurent Pelly choisit de situer l’action dans une bibliothèque, lieu de toutes les évasions littéraires, pour justifier les péripéties du livret. On est toujours admiratif de sa capacité à gérer les mouvements de foule (les étudiants qui ouvrent l’acte I), toute la direction d’acteurs est d’ailleurs ciselée et musicale (les étudiants qui battent en rythme sur les tables, l’accompagnement du vaporisateur pour la ronde des colporteurs), bondissante. Les décors de Chantal Thomas sont aussi stupéfiants et dessinent une scénographie astucieuse (les bibliothèques dont la tranche forme les colonnes de Pompéi, le moulin à légumes qui vient conclure la révolution, le grimoire géant de la sorcière), et drôle (le trône cagette du roi Carotte, ou cette carotte gisante exacte symétrie du tableau précédent). Sans oublier les costumes, notamment ceux du Roi Carotte et de ses conseillers radis et betteraves, aux couleurs terreuses très travaillées. Dans ses notes de programme, Laurent Pelly dit apercevoir dans cette œuvre un peu des ténèbres des Contes d’Hoffmann. C’est peut-être la raison pour laquelle le spectacle donne l’impression de ne pas se limiter au divertissement idiot et sans conséquence de l’œuvre originale.
Sur scène, tous les chanteurs prennent un plaisir évident et les passages parlés sont tous parfaitement compréhensibles et enlevés. Mention spéciale pour la sorcière de Lydie Pruvot au verbe haut. L’évidence est hélas moindre dans les passages chantés, mais la musique n’étant pas inoubliable et même portion congrue (un air par personnage en règle générale et quelques morceaux à plusieurs), on ne s’en plaindra pas. Personnage pour le moins inutile, la princesse Rosée-du-soir trouve en Chloé Briot une interprète délicate et nuancée mais à l’aigu un peu dur. La Cunégonde garce d’Albane Carrère porte très bien ses Converses mais sa tessiture assez réduite est vite prise en défaut dans un rôle qui réclamerait plus de truculence vocale. En étudiant-génie Robin-Luron Héloïse Mas se démène joyeusement, on regrettera seulement qu’elle raidisse parfois trop son émission pour être plus sonore. Christophe Mortagne est un roi Carotte formidable, chantant faux avec une remarquable assurance, égayant de ses harmoniques bizarres les ensembles de la fin de l’acte I. Il est le seul à être aussi éloquent, qu’il parle ou chante, avec évidemment Yann Beuron, splendide Fridolin XXIV, au chant toujours timbré, compréhensible et bien projeté.
Le Chœur de l’opéra de Lille comme l’Orchestre de Picardie ne font pas toujours dans la dentelle et se révèlent parfois trop secs, mais l’allant de tous les musiciens et la direction très vive de Claude Schnitzler emportent cette joyeuse troupe et donne à la musique un liant et une vitalité plus que nécessaires.