Comment s’assurer que des enfants, entre 6 et 13 ans environ, déclinent probablement à vie toute proposition d’entrer dans un lieu aussi élitiste que l’opéra ? Certainement en les emmenant voir Le Petit Prince de Michaël Levinas, estampillé « jeune public » de façon inconsidérée, pour ne pas dire irresponsable.
La vision que nous propose le compositeur ne retient en effet de l’œuvre de Saint-Exupéry que le contexte historique dans lequel elle a été écrite, c’est-à-dire le cœur du deuxième conflit mondial, s’efforçant de tirer les fils du récit original avec une tragique gravité. Pétrie d’une angoisse historique et métaphysique, l’interrogation portée par la création de Michaël Levinas ne trouve alors sa résolution que dans la mort rédemptrice, avec comme point d’orgue celle du Petit Prince en prophète de l’Apocalypse.
Cette création reflète ce que l’on pourrait appeler une esthétique du vide. Si, dans l’œuvre originelle, le rapport du Petit Prince avec les autres personnages est effectivement fondé sur l’incompréhension et l’équivoque, frôlant à certains égards la littérature de l’absurde, les interprètes ne sont pas pour autant dispensés de s’engager physiquement sur scène, individuellement, mais aussi en regard de leurs partenaires. Or on ne retient du jeu des artistes qu’une impression gênante de corps et de gestes embarrassés, reflétant par là une direction d’acteurs absolument inexistante.
Exécutée avec conviction et professionnalisme par l’Orchestre de Picardie, sous la baguette d’Arie van Beek, la musique de Michaël Levinas est d’une uniformité de ton et d’une lourdeur qui laissent peu de place aux reliefs pourtant essentiels à l’efficacité de la dramaturgie. La tendance à l’itération, dans la musique comme dans le livret, particulièrement marquée dès les premières notes, avec ce « Dessine-moi un mouton » radoteur et stupide, semble trahir là encore une peur du vide, celle du créateur en proie au manque d’inspiration, nous plongeant dès lors dans un ennui qui, pour reprendre un vers baudelairien, « prend les proportions de l’immortalité ».
Jeanne Crouzaud et Céline Soudain © Marc Vanappelghem
La soprano Jeanne Crousaud possède une voix pure et éthérée qui sied parfaitement à la pseudo naïveté du Petit Prince, et dont les vocalises acrobatiques contribuent à en faire un personnage torturé à la David Firth. Vincent Lièvre-Picard, en Aviateur, apparaît en revanche bien peu convaincant et engagé, ce qui peut toutefois se comprendre compte tenu de l’inconsistance de son rôle. Avec la rondeur et la richesse de son timbre, la mezzo-soprano Catherine Trottmann donne une interprétation malicieuse et poétique de la Rose qui trouve son écho dans le chant de la Rose multiple de Céline Soudain, à la couleur plus sombre. Enfin, le contreténor Rodrigo Ferreira, bien qu’il hérite de costumes ridicules, donne à son Renard beaucoup de mystère et de profondeur, en cela fidèle à la sagesse du personnage de l’œuvre originelle.
Si les décors de Julian Crouch se contentent d’adapter joliment les aquarelles de Saint-Exupéry, il n’y a guère que les lumières de Fabrice Kebour qui sauvent quelque peu l’atmosphère dolente et engourdie de la mise en scène de Lilo Baur, laquelle ne nous autorisera pas davantage que la musique à rêver.
Exilé aux États-Unis en 1940, Antoine de Saint-Exupéry dédia son Petit Prince à l’enfant qu’avait été autrefois Léon Werth, insistant sur le monde de l’enfance comme refuge, sur l’idée de ce livre comme objet de consolation face à la solitude éprouvée dans un monde sourd à la détresse de l’homme. En choisissant une interprétation du Petit Prince sous ce seul prisme, et en la destinant ainsi au jeune public, Michaël Levinas invite les enfants à entrer, malgré eux, dans un monde de peurs. Est-ce une bonne idée ?