D’Orphée aux Enfers, dont on ne sait pas toujours qu’il existe deux versions assez différenciées, l’Opéra de Bordeaux a retenu, selon un usage qui prévaut aujourd’hui, une combinaison des deux partitions pour un résultat inévitablement bancal. Exclus le chœur des bergers, la scène du conseil municipal, le septuor du tribunal, la ronde des Policemen, tout le décorum qui fait de l’opéra-bouffon originel une féerie. Mais intégrés le rondo-saltarelle de Mercure, l’air en prose de Pluton, le couplet des regrets et celui des baisers, tout ce qui complexifie la donne vocale du chef d’œuvre d’Offenbach. Pour ajouter à la confusion, certains ballets ont été conservés mais déplacés afin de favoriser les changements de tableaux. Faut-il rendre cette adaptation responsable du défaut d’enthousiasme que l’on ressent au tomber de rideau quand Orphée aux enfers a d’habitude plutôt tendance à nous euphoriser ? Pas seulement.
Dans la fosse, Samuel Jean confond ivresse et précipitation. Menée à train d’enfer, ce que n’implique pas forcement le titre de la pièce, la musique d’Offenbach tourne à vide. La vivacité se fait parfois aigreur. Les décalages sont fréquents, notamment avec le chœur dont la cohésion pourtant n’est jamais prise en défaut. L’émotion, cette nostalgie induite par une écriture plus sentimentale qu’il n’y parait, même si moins présente dans Orphée aux Enfers que dans d’autres ouvrages, n’affleure jamais. Les chanteurs, pris de vitesse, n’ont ni le temps de s’installer dans leurs airs, ni de satisfaire à une virtuosité, rendue plus ardue par les tempi adoptés. Saluons d’abord leur investissement scénique – qui compense pour certains leurs limites vocales -, la justesse de leur composition, la qualité de la diction et une complicité qui fait de la distribution réunie un ensemble cohérent plutôt qu’une somme de personnalités, avec pour conséquence une moindre excitation musicale.
Sur scène, le travail de Laura Scozzi s’avère d’une intelligence redoutable. Trop assurément. Confrontée à la nécessite de donner au public d’aujourd’hui de nouvelles clés pour comprendre une œuvre qui reste attachée au Second-Empire, la scénographe italienne rivalise d’imagination. Transposée à notre époque, l’action voit Eurydice, coiffeuse, tromper Orphée avec Aristée, moins berger que client abusif de la Caisse d’Allocations Familiales. L’Olympe ressemble à une maison de retraite où les dieux, qui n’ont rien perdu de leur verdeur, se traînent, en déambulateur ou en chaise roulante. Malades, ils ont fort à faire avec la concurrence des nouvelles divinités : Dieu lui-même, accompagné de Marie, ou Mahomet que l’on voit durant le deuxième acte visiter des locaux annoncés comme bientôt disponibles. Les Enfers sont peuplés de visages familiers : Marylin, Michael Jackson, Claude François, Lady Di sur laquelle Jupiter jette un regard lubrique. Dans la même logique, John Styx prend l’apparence d’Adolf Hitler et l’abus de cocaïne justifie l’ébriété du galop infernal. Une utilisation habile de la vidéo, avec la projection en gros plan du visage d’Eurydice, rend particulièrement réaliste le duo de la mouche Aucun contresens, au contraire, derrière cette lecture originale et subversive mais une question tout de même : jusqu’où peut-on pousser la farce ? Peut-on rire de la vieillesse, de la maladie, de la dépendance ? Oui, tant que l’on n’y est pas confronté soi-même, sauf à avoir une bonne dose d’autodérision. « Tutto nel mondo è burla », affirme Falstaff à la fin de l’opéra de Verdi. Admettons.
Ce qui est, à notre sens, moins admissible car pour le coup contradictoire, c’est la crudité du propos. On fornique à qui mieux mieux durant les 2h30 que dure la représentation. Toutes les positions du Kâma-Sûtra sont mimées. Durant ses couplets, Venus soulève sa jupe pour chevaucher un vieillard paralysé et dès que l’occasion se présente, Eurydice ne rechigne pas à se mettre à califourchon sur ses partenaires. Le public ne s’en offusque pas même s’il mesure ses applaudissements, il lui en faut dorénavant plus pour le choquer. Cela faisant, Laura Scozzi oublie de prendre en compte une des règles premières de la comédie : pour amuser, mieux vaut évoquer que montrer. Offenbach et ses librettistes l’avaient compris, eux dont l’art est cousu de sous-entendus. Comme les dieux, leur temps est révolu. Aujourd’hui la suggestion est science trop subtile pour être pratiquée. Hélas.