Programmer l’Incoronazione di Poppea en version de concert relève, a priori, du contresens : l’opéra vénitien du Seicento procède avant tout du théâtre et la musique ne peut en être dissociée. Or, nous n’avons justement pas assisté à un concert dimanche dernier, à Pleyel, mais à une représentation d’opéra : sans décors, machines ni costumes, certes, mais avec de véritables acteurs, magnifiquement accompagnés, qui se retirent après leur numéro, comme à l’opéra. Cet Incoronazione di Poppea arrive du Teatro Real de Madrid, où il était monté par Pier Luigi Pizzi. L’expérience de la scène constitue bien plus qu’un atout, elle est indispensable pour innerver le théâtre musical de Monteverdi, lui conférer le naturel, l’énergie et la lisibilité sans lesquels il ne peut fonctionner ni trouver son public. Bien sûr, l’imagination du spectateur doit suppléer quelques lacunes, comme ces gardes invisibles auxquels Néron ordonne de conduire Drusilla au supplice, et transcender l’une ou l’autre incongruité, en particulier cette Arnalta chauve et au physique de garçon boucher, mais l’essentiel est ailleurs : dans la performance d’une troupe soudée qui nous raconte le premier péplum de l’histoire lyrique et nous permet de savourer l’invention luxuriante du poète Busenello. A l’image de la partition, probablement due à plusieurs mains, on peut parler d’une réussite collégiale. Cependant, le tout est supérieur à la somme des parties et la caractérisation, l’engagement, l’adéquation vocale connaissent bien des variations…
Anna Bonitatibus (Ottavia) domine le reste du plateau et justifierait à elle seule le déplacement : sa furie vengeresse nous glace le sang dans les veines, alors que sa douleur nous étreint et nous épuise. C’est un vrai choc cathartique. Il y a quelques mois, son Sesto (Giulio Cesare), fougueux et touché par la grâce (bouleversant Care Speme), avait déjà tenu la dragée haute au couple star Cecilia Bartoli/Andreas Scholl réuni à Pleyel, mais il laissait à peine entrevoir de telles ressources dramatiques. Son Octavie incandescente nous a valu un immense moment de chant et de théâtre. Remarquée par les connaisseurs chez Haendel, Mozart ou Rossini, la mezzo italienne n’a pas seulement un talent fou: elle possède aussi le magnétisme des plus grands et ce don de soi qui les distingue des fonctionnaires de l’art. Ana Quintans est l’autre bonne surprise de cette production. La jeune soprano portugaise, dotée d’une voix lumineuse et bien timbrée, nous rappelle que Drusilla est une dame de la cour et non une soubrette, délicieuse, certes, mais farouchement déterminée, prompte à se réjouir de la mort de sa rivale et prête à se sacrifier pour l’homme qu’elle aime.
Philippe Jaroussky débutait en Néron il y a dix ans, sous la direction de Jean-Claude Malgoire. Les noctambules découvraient alors son timbre désarmant de fraîcheur et sa musicalité rayonnante dans un reportage de Musique aux Cœurs. A la fois hystérique et langoureux, le personnage convainc toujours, mais le contre-ténor n’a plus tout à fait l’aisance requise pour affronter cette partie très tendue. S’il peut encore verser des larmes de tendresse et de douceur (Busenello), les aigus sont parfois crispés et l’affrontement avec Sénèque tourne à son désavantage. Antonio Abete chante très proprement, mais il n’a pas la carrure ni les graves sonores pour incarner cette figure imposante qu’il prive de noblesse et de grandeur. La plainte de ses Familiers est autrement convaincante que ses placides adieux! Toujours aussi sensuelle et aguicheuse, la Poppée de Danielle de Niese roucoule à l’envi, mais n’est plus la nymphette candide de Glyndebourne (2008) : elle sait se montrer impérieuse, sinon cruelle avec Othon. Cette partie fort grave et ingrate pour un contre-ténor échoit à l’étoile montante du baroque, Max Emanuel Cencic. Est-ce un bon choix ?L’impétueux mezzo ne peut y déployer ses ailes, il peine à traduire les nuances du texte et les affects de l’amant déchu, sinon peut-être son désespoir quand Octavie lui intime l’ordre de tuer Poppée.
Au rayon nourrices, Robert Burt n’a pas son pareil pour mettre le public dans sa poche, en minaudant, la bouche en cul de poule, ou en se précipitant sur William Christie pour lui caresser la nuque et les oreilles ; cependant, d’une vielle fille, il possède aussi la voix usée et stridente, au souffle court et à l’intonation approximative, et sa berceuse anémiée ne libère aucun charme. José Lemos (Nutrice), quant à lui, se débat avec une tessiture périlleuse et multiplie les décrochages abrupts. Dans le plus érotique des duos, Matthias Vidal rivalise de finesse et de sensibilité avec Philippe Jaroussky, même s’il faut parfois tendre l’oreille – du moins depuis le premier balcon – pour apprécier ses inflexions voluptueuses. Toujours parmi les comprimarii, Juan Sancho et David Webb font d’excellents soldats, Claire Debono (La Fortuna, Pallade, Venere) et Andreas Wolf (Liberto, Tribuno), deux belles pousses du Jardin des Voix, tirent aussi habilement leur épingle du jeu.
William Christie dirige, du clavier, un opulent continuo (luths et théorbes, clavecins, orgues, régale, harpe, gambe, contrebasse, lyrone, violoncelle et dulciane) et couve du regard les chanteurs qui jouissent d’un soutien de tous les instants. Une paire de violons et une autre de cornets complètent l’effectif, mais n’interviennent que dans les ritornelli et sinfonie ou dans de rares accompagnements. Comme dans sa magistrale lecture d’Il Ritorno d’Ulisse in Patria, le chef s’en tient à la partition pour mieux se concentrer sur le drame, là où d’aucuns fantasment un peu trop sur le luxe des spectacles de cour et versent dans le décoratif.