Vendredi soir, le public de l’opéra de Massy a été transporté durant quelques heures en Martinique, à l’époque coloniale. Époque révolue (encore que ?) où la valeur de la vie humaine était hiérarchisée par des théories raciales ; où les « blancs », pourtant issus d’une société ayant proclamé les droits de l’homme un demi-siècle auparavant, jouissaient d’une domination juridique et morale sur les « noirs ».
Comment porter sur scène un opéra mettant en scène les relations de pouvoirs et d’appartenance entre des maîtres et des esclavages au XIXe siècle ? Cette question a hanté le metteur en scène Jean-Pierre Baro tout au long du processus de création, car bien que séduit par la proposition du chef d’orchestre Jérôme Correas, le racisme de certains propos, de certaines situations dans le livret d’Eugène Scribe (1791-1861) l’ont mis (et le mettent toujours) mal à l’aise. Selon lui, pour le porter sur une scène contemporaine, une explicitation des rapports sociaux dans cette société coloniale était nécessaire : notamment en recontextualisant les paroles, les termes et ce fameux « Code Noir » (cette ordonnance royale, abolie seulement six années après la création de cet opéra, le 27 avril 1848). Cet effort pédagogique est présent non seulement dans le livret explicatif distribué au public (contenant notamment les définitions de termes qui nous sont étrangers comme « épave », « mulâtre » ou encore « nègre marron »), mais aussi en commençant la soirée par la diffusion d’une lecture par les comédiens-chanteurs d’articles de ce Code Noir.
© Michael Bunel
Main dans la main, Jean-Pierre Baro et Jérôme Correas se sont employés à faire revivre cette œuvre tombée dans l’oubli et dont le sujet éminemment politique avait valu à l’époque à son compositeur Louis Clapisson (1808-1866) une pluie de critiques d’une partie de la société. Car il ne s’agit pas d’uniquement mettre en scène l’esclavagisme, mais bien de donner la parole à des esclaves. Évidemment réticent à orienter les auditions de recrutement des futurs acteurs en fonction de leur couleur de peau, Jean-Pierre Baro a néanmoins voulu ici rester fidèle à l’esprit initial de l’œuvre : que les rôles principaux des esclaves soient incarnés par des hommes et des femmes de couleur. Luxe qu’Eugène Scribe et Louis Clapisson n’avaient pas pu se permettre : la censure veillait. Et c’est probablement pour l’éviter également, qu’ils s’accordèrent à reprendre tous les codes d’un opéra-comique : une trame amoureuse, une écriture « bel canto » et une structure alternant dialogues parlés et parties chantées. Pour ce qui est du « comique », il est véhiculé par un esclave, Palème, dont la naïveté touchante n’est pas sans rappeler celle d’un Papageno.
Tout dans la mise en scène et la direction d’acteur vise à trouver le parfait équilibre entre le rire et les larmes. Mais l’objectif des créateurs n’étaient pas tant le divertissement que d’obtenir une empathie totale des spectateurs pour la cause des esclaves. Pour réussir à la fois à porter ce militantisme lattant et à redonner vie de la manière la plus juste à ces rapports de domination parfois teintés d’amour, Jean-Pierre Baro avait besoin d’artistes capables d’incarner les personnages. Ainsi, à la fin du premier acte, lorsqu’apparaît pour la première fois Donatien (« O nuit enchanteresse »), un subtil jeu de regards et de mouvements scéniques suffit au spectateur pour saisir immédiatement les rapports entre Gabrielle, Donatien, Dunambec et Zoé.
D’un point de vue musical, l’œuvre pourrait paraître presque trop courte. Le bel canto de Louis Clapisson n’a rien à envier à celui d’un Donizetti ou d’un Bellini. Les mélodies se déploient avec simplicité pour le plus grand bonheur de nos oreilles comme celle de Zamba à l’acte I « Mon fils, mon enfant », ou encore celle de Gabrielle au deuxième acte « Cet inconnu dont la pensée ». Mais c’est dans les ensembles que la musique de Clapisson transporte le public avec cette polyphonie singulière, où chacune des voix est mise en avant, le tout dans un esprit chambriste (« De la devineresse », trio des femmes, acte I).
D’ailleurs, il est évident dès les premières mesures que Jérôme Correas cherche à présenter cette musique sous son meilleur jour. Rarement préparation de l’orchestre et des chanteurs aura été aussi poussée. Et cela se ressent non seulement dans l’exécution technique, mais aussi à travers la connexion entre le chef, ses musiciens (Les Paladins) et ses chanteurs.
Du côté des voix, le casting est également une réussite : car si les sept artistes sur scène savent jouer, leur performance vocale n’est pas en reste. Dès sa première prise de parole lors d’un quatuor (« O vue enchanteresse », acte I), la voix du ténor Martial Pauliat perce la masse sonore. Fort de son timbre clair et d’une belle palette de nuances, il nous livre un Donatien résolument libre et déterminé à le rester (« Vous n’aurez pas cet esclave promis à votre cruauté », acte III).
Le costume du méchant antipathique va comme un gant à Nicolas Rigas. Cruel, obsédé, manipulateur, il campe un Marquis de Feuquière totalement abject. Et on le déteste d’autant plus qu’il déploie toute la musicalité de son timbre sombre au moment où il est le plus infâme : lorsqu’il conditionne la vie sauve d’un fils (Donatien) aux faveurs sexuelles d’une mère (Zamba) : « Cette grâce que tu viens demander » (acte III).
Jean-Baptiste Dumora quant à lui incarne un « gentil » maître. Jadis amoureux d’une esclave, il n’attend plus grand-chose de la vie. Si sa proximité avec Zoé, sa bonté en affranchissant Palème peuvent donner l’illusion parfois qu’il est l’égal des esclaves, toute la subtilité du jeu du baryton est de rappeler sans cesse aux spectateurs qu’il a tout de même un ascendant sur eux. Et que même affranchi, il leur est supérieur. Au-delà d’une belle présence scénique, c’est avec son timbre clair et sa musicalité que Jean-Baptiste Dumora touche le public. La soprano Isabelle Savigny campe une Gabrielle profondément et irrémédiablement malheureuse. Mariée au Marquis de Feuquière, elle n’attend rien de cette union et espère trouver son bonheur avec Donatien. Bien que semblant manipulatrice et parfois même dictatoriale avec Zoé ou Palème, elle n’est pas rancunière et va jouer un rôle central dans la réunion de Zoé et de Donatien. On peut parfois regretter le manque de nuances dans son interprétation, mais son beau timbre rond lui permet de convaincre l’auditoire.
La basse Jean-Loup Pagésy incarne le « Papageno » de cette œuvre : c’est par Palème ou de Palème que l’on rit, mais c’est aussi à travers lui que s’établit la connivence entre les spectateurs et le plateau. Dès sa première intervention (« C’est un tyran, c’est un méchant », acte I), le public est séduit par son timbre clair. Agile tant avec sa voix qu’avec son corps, il exécute parfaitement cette partition de Clapisson tout en boxant, en dansant ou en faisant une roulade (« Pauvre, chante, chante », acte II) ! Après un début scénique un peu timide, Luanda Siqueira arrive à dépeindre une Zoé tiraillée entre son respect pour son ancien maître Denambuc, son amitié avec la nièce de ce dernier Gabrielle, sa bienveillance envers Palème, son amour pour Donatien et sa peur du Marquis. De tous, c’est elle qui semble anticiper le plus la cruauté de ce dernier. Avec sa palette de nuances, la soprano livre une interprétation toute en délicatesse (« Jeune et rêvant la gloire et l’espérance », acte I).
Des sept chanteurs, c’est la prestation de la soprano Marie-Claude Bottius qui retient une attention particulière. Son timbre très particulier, plus proche d’une rondeur habituellement trouvée chez certaines voix d’alto, a charmé l’auditoire. Certes, sa puissance n’était pas toujours suffisante dans les médiums ni lorsqu’elle parlait, mais son intelligence musicale nous a transportés notamment lorsqu’elle demande pardon à son fils (Donatien) de l’avoir abandonné (« Mon fils, mon cher enfant », acte I), ou lorsqu’elle prie pour lui après son arrestation et avant sa vente aux enchères (« Vierge Marie, toi que je prie », acte III).
Après un final brillamment exécuté par les sept chanteurs et l’orchestre Les Paladins, les paroles d’Aimé Césaire retentissent. Comme pour nous rappeler la contemporanéité du propos et nous inviter à réfléchir sur notre propre rapport aux autres. Après deux heures de musique, le public, ramené à la réalité par les saluts, réserve un triomphe aux artistes.
Dans l’histoire des arts, il y a parfois des oubliés. Des œuvres dont on n’explique pas qu’elles ne soient pas passées à la postérité. Clapisson a joui d’une certaine notoriété de son vivant et la qualité de son écriture a même été saluée par des grands noms comme Berlioz. Quant à son opéra Le Code Noir, outre le parti pris atypique de donner la parole aux esclaves, il contient en lui toutes les qualités d’une œuvre pouvant « rencontrer un public ». Pour Jérôme Correas et Jean-Pierre Baro le défi tenait essentiellement à donner à ce texte à haute valeur historique un regard plus contemporain, le tout sans le dénaturer : en somme, le rendre accessible à un public d’aujourd’hui. Voilà une exhumation réussie…