Avis aux amis des animaux, à ceux que le sort d’Easy Rider, le taureau dans Moses und Aron, a révolté : cette nouvelle production de l’Opéra de Paris exploite une colombe, un lapin et même un chien-loup enfermé à son tour dans une cage de verre. Sans présumer de leur cachet, il serait regrettable de s’arrêter à ce genre de détail concernant un spectacle dont on sort secoué et emballé. Tout comme il serait dommage de monter sur ses grands chevaux parce que Krzysztof Warlikowski expurge de La Voix humaine son téléphone. L’appareil reste ironiquement posé sur un meuble tout au long de la représentation sans que jamais son combiné ne soit décroché. Provocation ? Non libre interprétation qui fera sans doute grincer les dents des puristes. Pris à rebours, le drame de Cocteau devient le délire mortifère d’une femme qui vient d’assassiner son amant. Ce dernier surgit du fond de la scène la chemise maculée de sang. Le texte de Cocteau, à l’heure des smartphones, paraissait vieilli. Warlikowski lui insuffle une nouvelle jeunesse. Le comportement de l’héroïne nous semblait daté. Une femme abandonnée ferait-elle aujourd’hui preuve d’une si sotte abnégation ? La silhouette disloquée de Barbara Hannigan redonne aux mots une vérité crue, insoutenable. Les « allos » ravalés par Nabilla au rang d’expression cessent d’être ridicules. Leur brutalité fait froid dans le dos. La prononciation pourtant n’est pas exempte de défaut. La lecture des surtitres s’avère parfois nécessaire. Ce qui d’ordinaire nous parait essentiel s’avère ici secondaire. Le geste et le son prennent valeur de langage. La chair écorchée du timbre évoque Denise Duval, la créatrice du rôle. Les héritiers de Cocteau saisiront peut-être la justice, comme ceux de Bernanos l’ont fait pour Dialogues des Carmélites revus par Dmitri Tcherniakov. Cette version fera date.
© Bernd Uhlig
Bartok auparavant a pu paraître sage. Le metteur en scène suit à la lettre un livret chargé de symboles qu’il se contente d’illustrer. Représentées comme des aquariums de verre, les portes glissent latéralement les unes après les autres. C’est à peine si la présence de Barbe-Bleue déguisé en magicien déroute. Trois tours de passe-passe avant le prologue dont une stupéfiante lévitation et John Relyea peut s’emparer du rôle. La tessiture de basse rend au personnage l’autorité dont certains barytons se montrent incapables. Le timbre est sombre sans être noir, la puissance suffisante pour surmonter les déferlantes orchestrales. Il lui faudra pourtant se soumettre à la sexualité impérieuse d’une Judith rousse telle Rita Hayworth. La voix d’Ekaterina Gubanova souffre parfois d’un manque d’impact. Du parterre, le fameux contre-ut de la cinquième porte est noyé dans le maelström instrumental. La rondeur voluptueuse du son compense les quelques défaillances de projection. L’omniprésence d’un enfant, en vidéo puis en chair et en os, conforte l’hypothèse psychanalytique. Il s’agit ici, comme plus tard chez Poulenc, d’explorer les méandres de l’inconscient. La vidéo est appelée à la rescousse. La recherche porte autant sur l’image que sur le mouvement. Les costumes sont dignes d’un grand couturier. Le film de Cocteau, La Belle et la bête, se charge de faire le lien entre les deux ouvrages, sans trop d’insistance. Pourquoi vouloir à tout prix concilier l’inconciliable ? Warlikowski l’a compris. Esa-Pekka Salonen aussi. Le chef d’orchestre finlandais ne s’applique pas à rapprocher deux univers musicaux qui n’ont pas grand-chose en commun. Au contraire, il en souligne la diversité. Sa direction n’analyse pas, n’explique pas ; elle étreint. De Bartok à Poulenc, l’enchainement se fait sans entracte ; la transition sans heurt. Les silences de La voix humaine n’ont jamais paru aussi éloquents. Le Château de Barbe-bleue se charge peu à peu d’une tension insoutenable. Dans les deux cas, l’orchestre de l’Opéra de Paris est magnifique. Encore huit représentations d’ici le 12 décembre dans un palais Garnier aux loges de face indécemment béantes. Seule ombre à ce spectacle en forme de coup de poing.