Tout spectateur a déjà vécu cette étrange expérience : sortir d’un spectacle mi-figue mi-raisin, en pensant d’un coté aux très belles scènes qu’il a pu admirer mais aussi à toutes celles qui l’ont franchement ennuyé, et de presque regretter que plus de coupes n’aient pas été opérées dans l’œuvre pour se concentrer sur les passages qui ont vraiment inspiré le metteur en scène, quitte à se priver de morceaux d’une œuvre qu’il n’aura sans doute jamais l’occasion de revoir. C’est l’impression avec laquelle nous avons quitté la salle ce soir.
Car ce ballet, à la partition patiemment et intégralement reconstituée, à l’importance politique (il suit la victoire sur la Fronde) et imaginaire (une des représentations les plus connues de Louis XIV, costumé en soleil, vient de ce ballet) majeure a été conçu comme un tout : drame, costume, décors et musique. Or Francesca Lattuada a préféré écarter la narration au profit d’une longue rêverie aux costumes chatoyants. Soutenir l’attention sur presque 3h30 de spectacle sans support dramatique, c’est hélas une gageure qu’elle ne gagne pas, et l’errance dans les mystères abscons de la nuit n’excuse pas la faiblesse esthétique de certains tableaux. Le livret était certes faible, concentrant toute la flatterie qui pourra ennuyer dans les prologues des futures tragédies lyriques, mais on aurait préféré de la pantomime à beaucoup de chorégraphies qui sentent le remplissage : va quand c’est une scène aussi courte que celle d’Angélique et Médor, on est plus agacé quand c’est toute la comédie muette d’Amphitryon qui transpire l’ineptie. Heureusement plusieurs scènes sont d’une inspiration plus haute, aussi bien graphique que chorégraphique : l’entrée de la nuit, l’entrée des ombres, les noces de Thétis, la folia, toutes les scènes « infernales » s’offrent aussi bien à l’admiration qu’à l’analyse ; certaines versent joliment dans la parodie (les espagnoles). Les entrées qui voyaient danser Louis XIV sont ici interprétées par un grand et sculptural danseur noir qui souligne l’intrigante distinction de ces passages. Le tout est par ailleurs très bien exécuté, avec un magnifique souci plastique qui reste imprimé dans votre esprit et ferait la joie des photographes. On regrettera enfin l’absence de décor : les splendides costumes et les éclairages soignés ne suffisant pas, là non plus, à soutenir l’attention dans tous les passages, et la scène renvoie mal les voix dans le trop grand espace du Théâtre des Champs-Elysées.
© Vincent Pontet
La longueur du spectacle tient aussi à ce que Sébastien Daucé a poussé le perfectionnisme jusqu’à réintégrer les entrées accompagnées par de la musique italienne, sans que l’on sache bien celles qui furent utilisées à l’époque. Ce sont donc rien moins que Cavalli et Rossi qui s’y collent ici. Si la démarche est louable, elle a l’inconvénient d’éclipser la musique française (les très oubliés et putatifs Cambefort, Boësset, Constantin et Lambert) par sa richesse harmonique et la puissance des affects qui y sont exprimés. A contredire le chœur qui déclare l’Italie fière du joug français ! Néanmoins, l’ensemble Correspondances, très fourni, ne fléchit jamais et accorde la même amoureuse attention à tous les morceaux sous la direction précise et énergique de Sébastien Daucé. Les chœurs du même ensemble n’appellent aussi que des éloges.
Vocalement, Lucile Richardot se distingue clairement : élocution toujours aussi spectaculaire (jusque dans les murmures de la Nuit), timbre profond et caressant, projection noble, on regrette qu’elle chante si peu. Quelle Vénus au verbe haut, charmeuse et menaçante, ronde et solide ! On célèbrera également l’intense Junon d’Ilektra Platiopoulou. Les autres chanteurs sont tous méritants mais manquent souvent de brillant ou de moyens plus conséquents pour faire rayonner des personnages à l’apparition fugace ou qui ne sont que des supports à une morale stéréotypée.
Ce spectacle continuera sa tournée à l’Opéra de Lille en novembre et à l’Opera national de Lorraine en décembre.