Christophe Rousset et ses amis, après avoir présenté cette production les 25 et 26 juin à Potsdam (Sanssouci) la reproduisent à Beaune, en version de concert cette fois, avec la même distribution.
Malgré une recréation moderne (San Francisco, en 2016) dont quelques extraits ont été diffusés sur YouTube, nous n’avons jamais eu l’occasion d’écouter cette œuvre sur le vieux continent depuis plus de trois siècles. Il est vrai que le legs de Carlo Pallavicino, pour l’essentiel, reste à découvrir. Le Padouan, plusieurs fois attaché au royaume de Saxe, fut un des grands successeurs de Cavalli dans la cité des Doges, où ses opéras connurent un succès très populaire, particulièrement entre 1675 et 1685. Le Amazzoni nell’ isole fortunate se situe au milieu de sa carrière lyrique, en 1679, créé à l’occasion de l’inauguration du théâtre privé de la plus grande Villa veneta (façade de 180 m). Trois ans auparavant, les Contarini (qui donnèrent 8 doges et de nombreux Procurateurs à la République [*]) ont fait agrandir et transformer l’édifice que la famille détient depuis 140 ans, à Piazzola sul Brenta, à 60 km de Venise. « Des invitations ont été lancées aux princes, étrangers et italiens, aux ambassadeurs, nobles, dames et messieurs vénitiens du continent. La salle pouvait contenir un millier de personnes et était éclairée avec des bougies de cire ; les loges étaient ornées avec des stucs dorés et des miroirs, tandis que de chaque côté de la scène se dressaient deux grandes statues d’éléphants. Le rideau était de velours cramoisi avec dentelle d’or pour la première représentation et de velours de couleur or pour la seconde », nous dit la chronique. On apprend par ailleurs que plusieurs centaines d’acteurs, une cinquantaine de chevaux et de cavalières furent mobilisés pour la circonstance. Douze décors monumentaux furent nécessaires… C’est dire le faste ostentatoire qui entoura cette création, confirmé par les didascalies reproduites dans la partition.
Le mythe des Amazones, sans remonter à l’Illiade, était une figure fréquente du baroque. En 1686, puis 1689, Pallavicino y reviendra avec deux autres opéras, dont L’Amazzone corsara (que le Festival d’Innsbruck donne le 18 août prochain). Un corsaire naufragé est recueilli par la reine des Amazones, qui s’en éprend. Mais le premier lui préfère Florinda, sa confidente. Jocasta, fille de la reine, et Cillene s’aiment d’amour tendre… Les rivalités féminines s’exacerbent autour de Numidio. Le comique de situation se renouvelle autour de ce beau garçon convoité par les femmes, jusqu’à ce que l’on découvre que le prétendu naufragé était un espion envoyé par le sultan éthiopien, qui commande son armée d’invasion. L’action sera fertile en rebondissements (notamment toute la scène 8 du deuxième acte), jusqu’à ce que le sultan généreux pardonne et épouse la Reine. Ainsi, le livret nous offre, outre des récitatifs animés, pour une action renouvelée, ponctuée par des arias, quelques ensembles (dont un magnifique trio « Se la madre perdei », où chacune des Amazones déplore la perte de la reine), et de courtes pages instrumentales (ritournelles, sinfoniae). Nous y trouvons toute la panoplie des airs affectionnés du baroque : plus ou moins développés, ils s’y succèdent, d’ampleur et de formes variées, avec un égal bonheur.
Iryna Kyshliaruk (Florinda), Axelle Fanyo (Pulcheria) et Christophe Rousset © JCC
La distribution, jeune, sans faiblesse, vaut pour son engagement vocal comme dramatique. Deux hommes seulement : Numidio, et son maître le sultan. Commençons donc par eux : le premier est incarné par Marco Angioloni, valeureux ténor. Il n’atteindra la plénitude de ses moyens qu’au milieu du premier acte. La voix est bien projetée, expressive, robuste aussi, car il est le plus sollicité, avec la reine. Qu’il s’agisse de séduction comme de tromperie, le chanteur se double d’un habile comédien, dont la verve comique est sous-jacente. Même s’il ne chante qu’un seul air, avec trompette, – « Generosi miei pensieri » – Olivier Cesarini fait forte impression en Sultan, après son Genio du prologue. Voix ample et libre, épanouie, ses interventions sont autant de moments de bonheur. Reine des Amazones, mais aussi de la soirée, Axelle Fanyo a déjà conquis une place enviable dans le panorama lyrique. Les couleurs sont variées et séduisantes, adaptées aux caractères de chacune des scènes. Le jeu est exemplaire. Son dernier air, « Veggio ben che la fortuna », où les mots « costante » et « Tonante » sont soulignés par des traits virtuoses, est conduit de façon admirable. Une belle carrière déjà bien amorcée. Avec Florinda, sa fille, ses arie a due, conflictuelles ou filiales, sont particulièrement réussies. Cette dernière, Irina Kyshliaruk nous vaut de belles émotions, ainsi la scène de son endormissement (I / 13), d’une pure beauté, tant vocale qu’instrumentale. La voix est lumineuse, agile et bien timbrée. La douce Jocasta est confiée à Anara Khassenova, soprano kazakhe dont les qualités sont évidentes. Son air « Se mi volete estinta », sur une basse changeante de passacaille (II / 13) nous émeut. La conduite du chant traduit une profonde intelligence du personnage, comme du texte, servie par une voix superlative, homogène. Seule mezzo de la distribution, Eléonore Gagey, chante Cillene, mais aussi la Difficolta dans le prologue. Sa passion pour Numidio, qu’elle prend pour Pericleo, est bien traduite. La voix est bien placée, sonore et conduite avec art. Femme de caractère, Auralba, est chantée par Clara Guillon, tonique, volontaire, voire martiale à souhait. Admirable d’engagement, d’une voix saine, sûre et projetée avec goût, elle habite son personnage avec maestria.
Quant aux instrumentistes, eux aussi pleinement impliqués, ils n’appellent que des éloges, sous la conduite inspirée de Christophe Rousset.
A la différence de L’Amazone corsara, composée pour la salle vénitienne, publique, de S. Giovanni e Paolo, donc conçue pour être confiée à un nombre restreint de musiciens, notre opéra a été écrit pour une fête somptueuse, où l’hôte souhaitait impressionner ses invités. Ce soir, la partition nous est restituée avec une fidélité musicale louable. Cependant, c’est une version intimiste (**), réduite à un espace confiné, que nous offre Christophe Rousset, dirigeant ses 9 musiciens depuis le clavecin. S’il était impossible de mieux faire avec des moyens aussi réduits, on imagine sans mal la puissance dramatique, les effets, les contrastes, les couleurs que le chef aurait pu tirer d’une formation sensiblement plus riche, dans un cadre approprié.
Outre le bonheur à écouter une musique extraordinairement inventive, servie par des interprètes engagés, cette recréation aura eu le mérite d’initier la redécouverte d’un ouvrage majeur, qui renouvelle le répertoire et appelle une réalisation scénique qui se donne les moyens de lui rendre son faste originel. L’œuvre le mérite pleinement et nous sommes gré aux Talens lyriques d’avoir donné le meilleur d’eux-mêmes pour nous séduire et nous émouvoir.
[*] https://stringfixer.com/fr/Contarini
(**) par exemple, « A battaglia mi sfida la Sorte » (I / 9) appellait-il davantage que deux violons pour lui conférer tout son caractère.