Hier soir, le cancan était à l’honneur à l’opéra de Massy. Pour leur premier opéra de l’année 2020, la maison massicoise donnait l’opéra-bouffe de Jacques Offenbach La Vie parisienne. Créée à Paris le 31 octobre 1866, cette œuvre a connu un succès retentissant, ayant bénéficié des milliers de touristes venus admirer l’Exposition universelle dans la capitale. Ces touristes, étrangers et provinciaux, n’avaient qu’à se rendre au Théâtre du Palais Royal afin d’y voir cette mise en abime de leur propre expérience. A la fois ode à la capitale et satire du tourisme de masse, La Vie Parisienne met en scène non pas une énième aventure des Dieux de l’Olympe, mais plutôt celle de gens ordinaires, issus de classes sociales variées et évoluant le temps de cinq actes dans un univers commun.
Qui dit vie parisienne, dit soirée parisienne. Et sous le Second Empire, une « soirée parisienne » rime avec la fête et ses excès et, bien sûr, le cancan. Et quoi de mieux pour immerger le spectateur dans cet univers que de confier les chorégraphies à une spécialiste de ce style : l’ancienne soliste du Moulin Rouge et auteur de L’Incroyable histoire du Cancan (2014) Nadège Maruta ? Si la préparation des danseurs a été laissée aux soins de Laurence Bolsigner-May, il faut saluer ici la performance des danseurs du ballet de l’Opéra Théâtre de Metz Métropole qui ont livré une réalisation impeccable de cette chorégraphie imaginée par Nadège Maruta.
Mais le Paris recréé par Jérôme Savary (mise en scène) ne se limite pas à la danse. Chaque costume (Michel Dussarat), chaque décor (Michel Lebois), chaque lumière (Patrice Willaume), chaque accessoire est méticuleusement choisi pour former un tout convainquant et permettre au spectateur d’être témoin de « [ces] bêtises, [ces] sottises, [ces] potins et [ces] caques dont abonde le grand monde [et sont] bien connus des valets » (Prosper, acte III). Empruntant les codes du musical et de la revue, Jérôme Savary fait le pari du tout-spectacle en mettant en scène les entractes, mais aussi les sorties de plateau à la fin des ensembles durant lesquelles les ritournelles musicales sont reprises par l’orchestre, le chœur et les solistes.
Hommage à Paris, à son art de la fête et à son côté cosmopolite, on peut cependant regretter que la « folie » des Parisiens et des Parisiennes rime automatiquement avec luxure. Certes, la débauche dans cette société du Second Empire était une réalité, débauche qu’Offenbach a choisi de mettre en lumière dans son opéra, certes le cancan a longtemps été associé aux « salons » privés où les courtisanes rencontraient les « hommes » du grand monde ; mais l’accentuation systématique de ce dévergondage par des gestes ou des costumes « légers » occulte une partie du message de Meilhac, Halévy et Offenbach : que le dogme moraliste et rigoureux de cette société entraîne une inévitable solitude affective.
© Christian Brémont – Opéra-Théâtre de Metz Métropole
Mais cette abondance d’allusions sexuelles n’empêche cependant pas d’apprécier la très bonne direction acteur de Frédérique Lombart (reprise de la mise en scène). Le parti pris est celui de la malice. C’est une farce, et dans les farces, la répétition, la suggestion, les mimiques, les doubles sens sont de rigueur.
Sorte de contrepoint à la facétie bienveillante, mais mordante d’Offenbach, les références à notre temps sont multiples. Dès le début du premier acte, le « chœur des voyageurs » transformés pour l’occasion en « chœur des grévistes » fait sourire. Plus tard, Jérôme Savary fait dire à Bobinet que dans « un siècle, ils (les travailleurs) ne voudront travailler que 35 heures ». Et encore plus près des Massicois quand un personnage vient souffler au public entre l’acte IV et l’acte V « pourquoi boire du champagne ? Et bien parce qu’à Massy, on aime Palaiseau ». Les références musicales sont elles aussi au rendez-vous, quand l’arrivée de Gardefeu à l’Hôtel est accompagnée par la marche funèbre de Chopin, car il est épuisé d’avoir porté les 44 valises de madame la Baronne. Ou bien quand Louise lance au baron « déshabillez-moi » et dont la mélodie n’est pas sans rappeler la chanson de Juliette Gréco.
Si la performance théâtrale a été globalement de bonne qualité, la réalisation musicale n’a quant à elle pas été aussi soignée.
Chez les femmes, c’est la soprano Capucine Daumas qui a su s’approprier le mieux la partition d’Offenbach. En effet, en plus d’incarner avec justesse la gantière Gabrielle et d’être convaincante en Veuve du colonel, la chanteuse passe aisément des aigus aux graves (« Autrefois plus d’un amant, tendre et galant », acte II), exécute avec une facilité déconcertante les vocalises de la Veuve, le tout sans se départir du côté coquin et impertinent de son personnage, allant même jusqu’à venir secouer ses gants sous le nez d’hommes du public assis au premier rang. Les prestations de Sylvie Bichebois (Baronne), Irina Stopina (Métella), Nina Savary (Pauline) et Marie-Emeraude Alcime (Madame de Quimper-Karadec) souffrent toutes du même écueil : ces chanteuses, pour certaines aguerries, ont choisi de mettre au premier plan la comédie quitte parfois à oublier les exigences de la réalisation musicale. L’incarnation de personnages stéréotypés s’est trop souvent faite au détriment d’une diction correcte, d’une bonne respiration ou d’une projection suffisante de la voix. Vouloir en toute circonstance rester dans son personnage est une démarche louable, mais pas quand elle se fait aux dépens de l’interprétation musicale.
Chez les hommes, le constat est tout autre. Carl Ghazarossian campe un Gardefeu manipulateur. Son timbre sombre s’allie magnifiquement bien avec celui de son acolyte Rémy Mathieu (Bobinet). Si l’alchimie avec son « partner in crime » est notable, c’est avec l’interprétation de son air « Elles sont tristes les marquises » (acte I) que ce dernier dévoile son timbre clair et sa bonne maîtrise technique.
A contrario, l’interprétation de Scott Emerson (le Brésilien) est restée trop imparfaite. Sa mauvaise diction conjuguée à une interprétation lourde dans laquelle toutes les notes étaient accentuées ont rendu difficile d’adhérer à sa proposition d’un Brésilien coureur de jupons (« Je suis brésilien, j’ai de l’or », acte I).
Interprétant une multitude de personnages, Frédéric Longbois a été le véritable artisan de la farce. Tour à tour serviteur, maître d’hôtel, Major, prêtre, travesti, le chanteur a changé de costumes comme de chemise (nous en avons compté au moins 7 différents) et doté chacun de ses personnages de ses propres gestes, de ses propres mimiques, de ses intonations et de son caractère. La réalisation vocale de ce caméléon théâtral, drôle et parfait camarade de scène, a, elle aussi, été réussie. Son vibrato serré, sa bonne diction et sa belle puissance vocale ont livré de beaux moments musicaux (« Les bêtises, les sottises » acte III).
Quant à Laurent Montel, il est l’autre révélation musicale et théâtrale de la soirée. Difficile à l’ère de « me too » de camper un personnage obsédé chantant fièrement « je veux m’en fourrer jusque-là » (acte II). Non seulement le chanteur le fait avec conviction, mais en plus s’ajoute une difficulté supplémentaire : celle de ne jamais se départir de son accent (plus germanique que suédois), qu’il parle ou qu’il chante.
La légèreté était au rendez-vous hier soir à Massy, mais aussi le spectacle. Les danses, les costumes, les décors, le jeu scénique : tout a été conçu dans le but de créer un magnifique divertissement. Mais on peut regretter que la musique n’ait pas bénéficié du même soin que la comédie. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’un opéra-bouffe…