Chaque nouvelle Traviata a le goût de l’inédit. Celle-ci constitue le point culminant de la saison lyrique israélienne, donnée au pied de la forteresse de Massada. A part le site, classé au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, et Daniel Oren, qui, il y a peu, la dirigeait à la Bastille, tout est neuf. Pari un peu fou que de produire un opéra dans ce paysage stérile, brûlant et salin. On pense tout naturellement à Vérone, où le chef intervient régulièrement. Mais ici, la fête commence bien avant que les spectateurs gagnent les gradins. Sur l’immense esplanade aménagée pour l’occasion voisinent de nombreux commerces d’un Paris de fantaisie. Le public déambule, se désaltère, se restaure, se détend au milieu de boutiques portant les enseignes en français des métiers de bouche. Le dispositif, monté et démonté chaque année permet d’accueillir 7600 spectateurs. Spectacle voulu et conçu pour le plus grand nombre, il s’agit de rendre l’action intelligible et de faire partager les joies et les émotions de l’opéra. L’espace scénique est à la dé-mesure du décor naturel : gigantesque. Un plateau de 3000 m2, s’il est propre à permettre les évolutions de la foule, des danseurs, des attelages, constitue un véritable défi pour le metteur en scène lorsqu’il s’agit de partager l’intimité des amants ou de la mourante. Tout est évidemment amplifié, avec un respect scrupuleux des équilibres. Les visages de solistes sont visibles sur de larges écrans latéraux. Les projections balayent le plus large horizon scénique, dominé en arrière-plan par la figure hiératique de Massada.
Le temps, son écoulement accéléré ou suspendu gouverne une mise en scène foisonnante. les projections d’horloges, d’engrenages, de mécaniques de montres sont là pour nous le rappeler. Au centre du plateau, un immense lustre semble tombé des cintres. Les guirlandes qui l’illuminent seront exploitées par les danseurs, dévoilant un Adonis prêt à lancer sa flèche lorsque Violetta et Alfredo échangeront leur amour, était-ce bien utile ? Autour de l’espace circulaire dessiné au centre, un grand plateau oblique côté cour, qui accueillera des évolutions chorégraphiques et chorales, et une évocation de Paris à travers des fragments monumentaux et emblématiques (Tour Eiffel, Arc de Triomphe, Moulin rouge…). Michael Znaniecki, passé chez Strehler, directeur artistique de l’Opéra national de Varsovie, puis directeur de celui de Poznan, est familier du plein-air. Sa mise en scène séduit parfois, ainsi au second acte, avec une immense roulette pour décor de la déchéance financière de Violetta, au dernier aussi avec une duplication du lit où va disparaître l’héroïne.
Mais elle surprend et déconcerte plus souvent qu’elle ne séduit. Foisonnante dans son désir de tout expliquer, elle n’évite ni l’exubérance, ni le prosaïsme. Le regard est trop souvent sollicité en de multiples endroits, et l’attention portée à la musique en souffre. Certains détails font sourire, voire irritent, dont on aurait fait volontiers l’économie : lorsque les amants plantent les fleurs comme des javelots, la radiographie pulmonaire projetée au dernier acte, les diablotins rouges évoluant autour des amants chantant leur ultime duo, les fossoyeurs armés de pelles qui creusent la tombe promise à Violetta… pléonasmes triviaux. Nous sommes au Moyen-Orient, il est vrai, et le public n’est pas celui des abonnés dans grandes scènes lyriques.
La Traviata – acte II – Massada © Yossi Zwecker
Par bonheur, le prosaïsme et la lecture mélodramatique qu’impose la mise en scène n’ont aucune incidence sur la direction de Daniel Oren. Spécialiste de ce répertoire qu’il adore, il est connu pour choisir les solistes qu’il aime. Et son goût est sûr. Pour Massada, il a constitué une équipe internationale à la mesure de l’ambition : Elena Mosuc et Giorgio Berruggi alternant avec Aurelia Florian et Jean-François Borras. Grand chef lyrique, il imprime sa marque à l’orchestre, toujours élégant, léger, dynamique (ah! l’accélération de la fin du Brindisi). Après un prélude de belle couleur, mais peu chambriste, il soutient avec maestria la tension grandissante du premier acte. Les climats successifs du deuxième sont remarquablement rendus. Seul petit accroc : le tempo d’enfer imposé par le chef pour le choeur des gitanes, puis celui des toréadors pose problème aux choristes, à quelques dizaines de mètres. Ça savonne et ça dérape quelque peu. Dommage. Le finale du 2e est chargé d’une émotion extraordinaire : l’ensemble est parfait, équilibré, modelé par une direction attentive et fouillée. Un moment de grâce. Quant au prélude du 3e acte, il est magnifiquement retenu, d’une rare émotion, cordes superbes, pleines et rondes.
Familière de Mozart et du répertoire italien de Donizetti à Puccini, Aurelia Florian est Violetta, prodigieuse d’aisance et de vérité : large tessiture, des coloratures limpides et de séduisants mezza-voce, au soprano dramatique « di prima forza », ce qui n’exclut pas la fragilité du personnage qu’incarne notre héroïne sacrifiée par un monde d’hommes.
« Belle, expressive et dotée d’une belle présence scénique. Ce sont les qualités les plus importantes pour une Traviata », écrivait Verdi dans une lettre du 15 janvier 1853. Aurelia Florian fait partie du petit nombre des élues. Bouleversante dès son « E strano – A fors’è lui », la soprano parvient à nous faire oublier toutes les références dans « Addio del passato ». Sûreté, élégance raffinée, expression naturelle d’un tempérament passionné et fragile, c’est du très grand art. Quand l’écouterons-nous en France ? Dès son fameux Brindisi, salué par un feu d’artifice spectaculaire et bruyant, Jean-François Borras s’impose comme un grand Alfredo, voix ronde, pleine, jamais claironnante, d’une intelligibilité exemplaire. Notre splendide ténor, disciple de Gabriel Bacquier est au mieux de sa forme. loin des clichés convenus, c’est l’homme viril passionnément épris de Violetta. Leurs duos, et leurs palettes expressives spécifiques sont parmi les meilleurs moments. Le ton est toujours juste, d’une sincérité profonde et nous entraîne loin du mélodrame, au coeur de la vie. Ionut Pascu n’est pas un Germont de la même pointure, mais son émission voilée et une projection insuffisante peuvent être pris comme le tribut de l’âge du personnage qu’il incarne. Son « Di Provenza il mar » est honorable. Le jeu est crédible et la production ne souffre pas de cette relative faiblesse. Des seconds rôles, on retiendra particulièrement Annina (Shiri Hershovitz), attachante, un joli mezzo, le Docteur Grenvil de Carlo Striuli, voix puissante, conduite avec distinction .
2015 verra la création de Tosca à Massada. Souhaitons-lui une aussi belle distribution, une direction aussi inspirée et – surtout – une mise en scène plus raffinée.