Reprise soignée pour cette Traviata créée en 2015, et qui avait alors suscité « l’affaire Mandelli ». A l’époque, on avait annoncé la présence d’une Annina de 93 ans, ayant jadis chanté le rôle auprès de Callas, mais le pétard était mouillé et Luisa Mandelli n’apparut jamais sur la scène du Staatsoper. En voyant la production signée Dieter Dorn, on comprend ce qu’une Annina nonagénaire aurait apporté à un spectacle dominé par l’image de la mort. Le décor unique inclut en son centre un grand miroir fissuré derrière lequel une équipe de danseurs en maillot prennent les poses nécessaires pour composer un grand crâne humain, qui réapparaît à intervalles réguliers, chaque fois que la mortalité de l’héroïne est soulignée ; en équilibre au sommet dudit miroir, un gros sac de sable percé laisse s’écouler son contenu tout au long de la représentation. Pourtant, le sablier n’est pas vide quand tombe le rideau final, et les huit « Totenkopf » ne reforment pas non plus leur figure alors que l’on aurait pu s’y attendre, une fois Violetta décédée. Malgré une coupure avant la fête chez Flora, tout s’enchaîne (en 2015, notre collègue évoquait une représentation donnée sans entracte) et il suffit d’un ou deux accessoires pour passer d’un tableau à l’autre, tout comme il suffit à l’héroïne d’enfiler une robe fourreau en lamé argent pour devenir la courtisane qu’elle tente en vain de cesser d’être. Et malgré un renouvellement intégral de la distribution, le jeu des acteurs a été suffisamment soigné pour que cette mise en scène s’avère aussi convaincante qu’à sa création.
© Holger Jacobs
Cette réussite, et cette finesse d’incarnation, on la doit aussi en très grande partie à l’excellence de la direction de Massimo Zanetti : rarement la partition de Verdi aura été dirigée avec une telle science des nuances et du phrasé, qui parvient à rendre éloquente des passages que l’on croyait connaître par cœur. Dès l’ouverture, on est frappé par ces raffinements bienvenus, qui mettent en relief tout le sens que peut prendre cette musique dès lors que l’on y accorde les soins intelligents dont bénéficient d’autres répertoires. Et ce que le chef obtient de l’orchestre, il permet aussi aux chanteurs de l’obtenir, avec des résultats impressionnants.
Au milieu d’une belle équipe de seconds rôles, où l’on distinguera la Flora sculpturale de Slávka Zámečniková, l’Annina bien timbrée de Corinna Scheurle et le Grenvil bienveillant de David Oštrek, le trio central relève le défi avec panache. Pilier du Staatsoper – il y était déjà Germont dans la précédente production de La traviata – Alfredo Daza est un père émouvant, loin de la caricature à laquelle il est parfois jugé bon de confiner le personnage. A ses côtés, Liparit Avetisyan campe un Alfredo d’abord tout embarrassé d’être poussé par son ami Gastone, fougueux, insultant puis repenti. La voix contient autant de soleil que de sanglots, et l’on attend maintenant le Lensky qu’il doit incarner prochainement à Strasbourg. Evidemment, pour le mélomane français, l’intérêt majeur de cette reprise était sans doute la présence d’Elsa Dreisig dans le rôle-titre. Après avoir cette saison au Staatsoper Gretchen des Scènes de Faust de Schumann, Gretel dans le chef-d’œuvre de Humperdinck, et enfin Pamina, la soprano franco-danoise occupait cette fois le haut de l’affiche pour six représentations. Celle qui n’était encore « que » Micaëla à Aix l’été dernier remporte à Berlin un véritable triomphe dans un rôle exigeant, où elle réussit à imprimer sa marque, proposant une Traviata juvénile et « bonne fille » au premier acte, mais ardente puis bouleversante dans son combat contre la société et contre la mort. La voix est claire mais puissante, la virtuosité est au rendez-vous (avec notamment le contre-mi bémol à la fin du « Sempre libera », même s’il n’est pas aussi retentissant que celui de certaines de ses consœurs). Espérons maintenant qu’Elsa Dreisig reviendra de temps en temps chanter en France, même si l’Opéra de Paris ne songe pour l’instant à lui proposer que Lauretta ou Zerlina.