« On ne voit bien qu’avec le cœur » : la formule que Saint-Exupéry prête à son petit prince est peut-être la clé pour appréhender La Rondine dans sa réalité profonde. C’est depuis longtemps l’attitude de Nicolas Joel à l’égard d’une œuvre qu’il estime injustement mésestimée, et qu’il s’est efforcé d’exalter au mieux dans les productions successives dont il assura la mise en scène. S’il a gardé une tendresse particulière pour celle de ses débuts à La Scala, il est particulièrement fier du spectacle réalisé en partenariat avec Covent Garden et le Capitole de Toulouse quand il en était le directeur. Repris de Londres à New-York, jusqu’à San Francisco et Tel-Aviv, pérennisé par un DVD enregistré au Metropolitan Opera, il retrouve en ce moment son berceau toulousain. A cette occasion Nicolas Joel prend la parole dans le livret succinct qui tient désormais lieu de programme, et ce qu’il dit lui permet de rectifier des approximations répandues qui contribuent probablement à prolonger la vie des préjugés relatifs à La rondine.
Ainsi, parce que l’œuvre a eu une naissance difficile, du fait des circonstances historiques qui l’ont bousculée de Vienne à Monte-Carlo, on est tenté de voir une maladresse du compositeur, aux prises avec un genre nouveau pour lui, dans le fait qu’il accepte un livret dont l’inspiration remonte si lisiblement vers des œuvres antérieures. C’est ici, nous dit Nicolas Joel, qu’il importe d’être attentif : on assimile facilement Magda de Civry à Violetta, autrement dit on en fait une prostituée qui a réussi. C’est compréhensible, car après Emilienne d’Alençon ou de Liane de Pougy son nom semble la situer dans la lignée des grandes « horizontales ». Mais rien dans le livret ne justifie cette assimilation : si elle vit grâce aux largesses de l’homme riche qui l’entretient elle n’a jamais été de celles qui se vendent ou passent de l’un à l’autre sans scrupules. Autrement dit, tout ce qui peut rappeler d’autres œuvres n’est pas la preuve d’une inspiration défaillante mais une gageure relevée, sorte de défi soutenu envers d’illustres prédécesseurs ou envers lui-même.
Ainsi, quand la femme de chambre revêt en douce les toilettes de Magda, on pense évidemment à La Chauve-Souris, mais Puccini ne refait ni ne plagie cette œuvre, pas plus que le deuxième acte, au Bal Bullier, n’est une resucée du Café Momus, et lors de la fugue sur la Côte d’Azur, qui rappelle l’exil campagnard dans La Traviata, c’est le jeune homme qui se soucie des besoins financiers et c’est sa mère qui intervient. A se focaliser sur les analogies on perd de vue les différences, qui sont pourtant le moyen pour Puccini de s’exprimer en se démarquant. Quel meilleur moyen d’affirmer sa personnalité que de reprendre un thème traité par d’autres ? C’est peut-être en cela que ceux qui tiennent La rondine pour le meilleur Puccini ont raison : quand il semble revenir sur ses pas il va en réalité de l’avant, creusant ce qu’il a pu déjà écrire pour le traiter, grâce à la liberté que lui offre la forme hybride de la comédie lyrique, de manière nouvelle ou plus percutante, et usant de celle-là pour introduire l’actualité de rythmes étrangers au domaine de l’opéra qui lui permettent d’établir son identité de compositeur du XXe siècle.
© Patrice Nin
Pour percevoir à plein cette épiphanie musicale, il faut qu’aucun conflit n’oppose l’œil et l’oreille. C’est cet accord parfait que propose cette production. La trilogie Ezio Frigerio – décors – Franca Squarciapino – costumes – et Vinicio Cheli – lumières – a réalisé pour Nicolas Joel une des plus indiscutables réussites dans le genre décoratif. Du majestueux salon de Magda au tumultueux Bal Bullier jusqu’à la serre couverte de glycine de la villa sur la Côte d’Azur, la profusion des détails évocateurs, des fresques à la Mucha aux mosaïques précubistes en passant par les entrelacs de feuillages pseudo-persans, c’est un amalgame savamment suggestif d’une époque où l’art se voulait cosmopolite. La correspondance entre ce qui est montré et la musique y devient d’une évidente limpidité.
Si on le perçoit aussi nettement, c’est parce que l’orchestre du Capitole nous met à la fête, dans un enchaînement sans répit où la dynamique des rythmes laisse s’épanouir les épanchements lyriques, le plus souvent contenus dans les limites d’une conversation en musique. On en éprouverait quelque frustration si la marche en avant ne nous entraînait et si la sensualité d’une courbe ne s’imposait, d’autant plus prenante dans sa brièveté et d’autant plus précieuse dans son rappel. Les applaudissements que les instrumentistes lui ont adressé ne laissent pas de doute sur le succès de Paolo Arrivabeni dans sa lecture de La rondine : peut-être a-t-il laissé parfois l’effusion sonore enfler légèrement trop, mais il a su communiquer aux musiciens le sentiment de la beauté et de la grandeur de cette musique avec assez de force pour qu’ils nous le transmettent et nous le fassent partager.
Avec un orchestre aussi précis, il faut des chanteurs de même force. Un éclair de flottement au début du deuxième acte, et le chœur du Capitole retrouve sa mise place et sa réactivité dans le tour de force que constitue la soirée au bal Bullier. La difficile animation d’un lieu où elle est perpétuelle est menée de main de maître par Stephen Barlow, qui a secondé Nicolas Joel dans la reprise de la mise en scène. Elle a la sobriété et l’efficacité qui sont ses qualités immuables, particulièrement pertinente dans le salon de Magda, épicentre d’une vie mondaine banale qui semble prise sur le vif, et évitant sagement toute surcharge de pathos au dernier acte. Les interprètes, donc, sont à la hauteur de l’enjeu. Rambaldo élégant de Gezim Myshketa, Prunier ambigu à souhait de Marius Brenciu, par ailleurs d’une clarté vocale impeccable, Lisette un rien survoltée d’Elena Galitskaya, dont l’échec comme chanteuse devient problématique puisque les moyens et la technique sont bien là. Lors de sa performance dans Un ballo in maschera, Dmytro Popov nous avait impressionné par ses moyens. Ils sont intacts, et il semble au premier acte surtout soucieux de le montrer, faisant de Ruggero une sorte de coq à la parade ; heureusement il se maîtrisera et délivrera aux actes suivants un chant délectable, exempt même des « retours d’accent » qui trahissent le slavophone sous l’italien. Peut-être parce qu’elle travaille beaucoup en Italie, Ekaterina Bakanova n’a pas ce genre de difficulté, et à vrai dire, le rôle de Magda ne semble lui en poser aucune tant l’homogénéité de la voix, sa longueur et sa souplesse sont utilisées avec science. L’interprétation théâtrale est à la hauteur de la qualité vocale et la composition globale est un véritable bonheur.
Rien d’étonnant donc si le public lui fait un triomphe, et célèbre longtemps les artisans de cette reprise. La salle n’était pas comble, pourtant. Si c’était un effet de la réputation de l’œuvre, que les tièdes ou les sceptiques le sachent : il leur suffira d’entrer pour être convertis.