Les opéras en un seul acte, dont la durée avoisine l’heure, étaient très à la mode à la fin du XIXe siècle. La forme étant tombée en désuétude au cours du XXe siècle, la plupart de ces œuvres, même écrites par des compositeurs célèbres, ont depuis rarement été reprises. À l’initiative croisée de l’Opéra de Tours et du Palazzeto Bru Zane, grand défenseur de la musique française du XIXesiècle, deux opéras en un acte créés sur la scène de l’Opéra Comique en 1872 à quelques jours d’intervalles ont été rassemblés pour former un spectacle de deux heures, repris récemment au Théâtre Raymond-Devos de Tourcoing. La Princesse jaune de Saint-Saëns et Djamileh de Bizet ont en commun leur librettiste, Louis Gallet, et répondent tous les deux à la vogue de l’orientalisme. Peut-être aurait-il d’ailleurs été plus pertinent de jouer les œuvres dans l’autre sens, en commençant par Djamileh, dont l’action verse sans retenue dans l’exotisme pittoresque, tandis que La Princesse jaune propose plutôt une critique ou un regard réflexif de cet exotisme fantasmé – et ce d’autant plus que Djamileh a été créé avant La Princesse jaune.
L’œuvre de Saint-Saëns, rarissime, et dont le Palazzeto Bru Zane a publié récemment l’unique enregistrement existant, met en scène un jeune homme, Kornélis, follement épris d’une princesse japonaise représentée sur une estampe (répondant au prénom peu nippon de Ming…*). Sa cousine Léna, qui vit à ses côtés, l’aime éperdument, mais Kornélis ne le voit pas, tout aveuglé qu’il est par l’écran de son fantasme. C’est une drogue, artifice théâtral de révélation, ingérée pour lui permettre de faire apparaître sa Ming rêvée, qui va l’amener à prendre conscience que le véritable amour était tout près de lui : dans son délire, c’est Léna qui apparaît sous les traits de Ming et, une fois les effets de la drogue retombées, Kornélis tombe dans les bras de sa cousine, se résolvant à oublier sa princesse rêvée. La metteuse en scène Géraldine Martineau accorde à Léna une capacité d’agir qui n’est pas forcément comprise dans le livret : c’est elle qui choisit d’enfiler un kimono pour apparaître derrière l’écran de gaze sur lequel Ming est représentée et accélérer l’identification entre le fantasme de Kornélis et elle-même. L’œuvre ainsi mise en scène se propose comme une réflexion sur la tension entre fantasme et réalité, ailleurs et ici, et les manières dont les êtres peuvent, en amour, s’y perdre ou s’y retrouver.
Le livret de Djamileh présente quant à lui un jeune prince égyptien, Haroun, qui change chaque mois d’esclave sexuelle. Djamileh est une de ces esclaves, au service du prince depuis un mois quand le rideau se lève. Elle l’aime et ne veut pas le quitter, alors que le prince s’apprête à faire entrer une toute nouvelle esclave à son service. Avec l’aide du précepteur d’Harou, Splendiano, secrètement épris de Djamileh et certain que le stratagème échouera, elle se présente sous un voile à la place de celle qui aurait dû prendre sa place pour le mois suivant. Haroun finit par la reconnaître et découvre qu’il l’aime, alors qu’il professait aimer toutes les femmes et aucune à la fois, et qu’il n’a pas besoin de changer si fréquemment de partenaire. Pas plus que dans La Princesse jaune, on ne peut dire que l’image des hommes sorte grandie de ce récit, mais les femmes apparaissent comme capables de déjouer les règles imposées par les hommes et de les confronter à leurs illusions (la femme rêvée dans La Princesse Jaune, la femme toujours nouvelle dans Djamileh). Moins réussie esthétiquement que La Princesse jaune, la mise en scène de l’opéra de Bizet aurait peut-être gagné à se situer moins dans un entre-deux entre Orient rêvé et Occident et à prendre plus à bras le corps les enjeux du livret, comme la servitude volontaire de Djamileh. De grands panneaux de moucharabiehs forment un décor qui peut virtuellement rappeler les barreaux d’une prison (une prison mentale ou concrète) mais le reste des éléments de plateau et des costumes situent l’action dans un monde occidental contemporain assez fade où les situations ont assez peu d’intensité dramatique.
Fustigée à sa création pour excès de wagnérisme, comme beaucoup d’œuvres à l’époque qui osaient développer des formes harmoniques différentes de celles des opéras français du début et du milieu du XIXesiècle, Djamileh est une partition pleine de charmes, où l’on retrouve l’extraordinaire talent de mélodiste et d’orchestrateur de Bizet, superbement mis en valeur par François-Xavier Roth à la tête de son orchestre sur instruments d’époque Les Siècles. Les timbres des vents, d’une grande richesse expressive et d’une franchise très « française », font merveilles dans cette œuvre où l’influence orientaliste se fait plus dans les alliages de timbres que dans l’utilisation de procédés signifiant l’exotisme, comme le fait Saint-Saëns dans La Princesse jaune, en usant abondamment de la gamme pentatonique. On notera le caractère amusant de l’introduction du lamento de Djamileh « Sans doute l’heure est prochaine », qui reprend très exactement le même schéma harmonique que le début de Tristan und Isolde ; mais Bizet résout immédiatement la tension harmonique, alors que Wagner tient le spectateur en haleine bien plus longtemps… La musique de La Princesse jaune est moins ambitieuse, tout à fait plaisante et les dialogues, en alexandrins, tiennent une place plus importante que dans Djamileh, dont la forme plus continue lorgne déjà plus vers Carmen ou Manon.
Le rôle masculin principal de chaque œuvre est interprété par le même artiste, le jeune et talentueux ténor malgache Sahy Ratia. Son Kornélis est d’une grande sensibilité d’expression, tout en clarté et moelleux. Le français est d’une limpidité confondante et la ligne d’une souplesse idéale. Il prend en Haroun des accents plus héroïques, qui se muent en lyrisme ardent à la fin de l’ouvrage, quand le prince cède à l’amour de Djamileh. Jenny Daviet confère au personnage de Léna un caractère frémissant, déclamant avec aplomb les alexandrins impossibles de Lous Gallet. Son rayonnement scénique et la fraîcheur de la voix, teintée de pointes plus acides, font vraiment s’interroger sur l’aveuglement du personnage masculin : comment ne pas tomber instantanément sous son charme ? Même observation pour la Djamileh souveraine d’Aude Extremo, dont l’opulence de timbre ne peut qu’hypnotiser dans ce théâtre à l’acoustique saisissante. De graves torrides en aigus enivrants, la voix est d’une homogénéité impressionnante. Cependant, émission plus large oblige, la diction est moins précise que celle des autres chanteurs du plateau, mais la richesse de la palette d’expression musicale pallie largement cette faiblesse. Le rôle de Spendiano est tenu avec beaucoup de classe par le baryton Philippe-Nicolas Martin, doté comme ses partenaires de grandes qualités musicales et d’une présence scénique indéniable.
Le Chœur de l’Opéra de Lille, d’une belle homogénéité et à la diction exemplaire, participe à la réussite de l’ensemble. Un CD enregistré dans la foulée des représentations de Tourcoing viendra conserver une trace de cette Djamileh, qui n’était jusqu’à maintenant pas très bien servie au disque.
* On regrette par ailleurs, comme dans le livret de l’enregistrement publié, que les vers de Léna mentionnant l’expression « princesse jaune », alors qu’elle exprime sa jalousie envers Ming, ait été retirées, parmi d’autres coupures : ils rappellent que le titre, d’une grande violence raciste considéré tel quel, est le discours rapporté d’un des personnages.