Les Pêcheurs de Perles est une œuvre à problèmes : outre les incohérences temporelles entre les indications des didascalies et le texte chanté, le dénouement parut peu satisfaisant, au point que lorsque l’œuvre fut reprise après le triomphe de Carmen on le modifia, la mort du compositeur ayant dispensé de lui demander son assentiment. Le XX° siècle étant devenu plus respectueux des créations artistiques, depuis bientôt cinquante ans la version originelle a été rétablie et l’opéra se termine, après la fuite des amants, par la solitude d’un Zurga cornélien et fataliste, attendant stoïquement la rétribution de ses actes, l’incendie du camp et la libération des captifs.
Or dans cette production, après avoir été empêché de se poignarder par une mystérieuse enfant telle une Leïla miniature, il fuit en coulisse, comme sur les traces des amants qu’il vient de sauver. On dira que cela fait partie du droit du metteur en scène à proposer sa vision ; nous continuons de penser que ce droit est subordonné à l’œuvre, non l’inverse. Cette fuite qui dénature complètement la conclusion achève de rendre décevante une proposition qui allie des éléments de la pire tradition – les chœurs alignés et figés – à un remplissage décoratif censé tenir lieu de vie théâtrale, comme en témoignent l’intervention, y compris quand le livret ne le prescrit pas, de danses « indiennes » envahissantes ou de personnages superfétatoires – pendant la romance de Nadir – comme si l’on croyait nécessaire de renforcer l’expressivité de la musique.
L’aspect visuel n’est pas déplaisant, mais la modestie du dispositif laisse un peu sur sa faim : un plan incliné en tout et pour tout, avec deux toiles de fond, une vasque en creux à l’avant-scène deviendra un brasier, deux panneaux flottants, des voiles tombant des cintres – ce qui donne une belle hauteur sous plafond à la hutte de Zurga ! Les éclairages ne distinguent pas efficacement les contrastes entre scènes diurnes et nocturnes, et celui de la dernière scène ne crée pas l’effet prévu pour l’incendie. Les costumes d’inspiration indienne sont le plus souvent seyants, même si les surtouts de gaze donnent l’impression de serrer aux entournures ; mais pourquoi Leïla, lors de son arrivée, est-elle parée de perles comme une châsse, elle, « l’humble fille » ? Et l’habit rouge de Zurga s’imposait-il, au dernier tableau ? On le voit s’élancer à la fin du tableau précédent quand il comprend que Leïla est celle qui l’a sauvé jadis ; se sera-t-il arrêté pour réfléchir à la tenue adéquate et retourné sur ses pas pour se changer ? Enfin l’idée de costumer les danseurs autrement que les pêcheurs introduit une catégorie nouvelle de personnages, réduisant à l’ immobilité fâcheuse des utilités ceux qui ne dansent pas.
Oublions donc les maladresses du spectacle pour en venir au chant. Wojtek Smilek est un Nourabad de luxe, qui parvient à donner corps à ce second rôle en colorant l’autorité jalouse du prêtre d’un soupçon de misogynie. Jésus Garcia déçoit ; annoncé comme une révélation, il donne une impression mitigée. Est-il fatigué ? La justesse vacille parfois et la voix manque de liberté et de lumière ; peut-être avons-nous trop écouté Alain Vanzo. Il chante néanmoins avec goût, sans faute de style, et il a le physique du rôle. Cette remarque s’applique du reste aux deux autres protagonistes. Kimy McLaren a intégré à son jeu des positions et des attitudes de danse indienne qui ne gâtent rien à la séduction de sa Leïla ; vocalement peut-être lui manque-t-il encore un soupçon de souplesse, on la sent très légèrement appliquée, mais elle a bien les moyens du rôle et s’en tire avec les honneurs. Enfin Jean-François Lapointe est un splendide Zurga, déterminé, nuancé, voire torturé dans son examen de conscience, et d’une santé vocale délectable, projection ferme et voix sonore sur toute l’étendue, un vrai bonheur.
Dans la fosse Claude Schnitzler, spécialiste d’une œuvre qu’il connaît bien. Sous sa baguette l’orchestre sert Bizet avec respect ; les accents sont marqués avec vigueur mais sans excès et les suavités restituées, faisant sonner la partition dans le mélange des timbres et des rythmes qui la rendent si séduisante, dans la fougue comme dans le cantabile. Assurément ils ont leur bonne part au satisfecit longuement et bruyamment exprimé au rideau final par un public venu parfois de loin.