Le thème de la métamorphose se retrouve à plusieurs reprises dans les opéras de Strauss, ainsi les compagnons de Bacchus transformés en animaux par Circé, l’Empereur pétrifié par Keikobad,ou encore Daphné changée en laurier par les dieux de l’Olympe. Ariane, elle, acquiert la capacité divine de voir au delà de la mort : « Elle se donne à Bacchus car elle le prend pour la Mort (…). Il lui révèle magiquement, ici-bas, l’au delà ; tout en la métamorphosant, il lui permet de rester elle-même » écrit Hofmannsthal dans une lettre à Strauss2 dont le Compositeur cite textuellement certains passages, les prenant à son compte. Or le metteur en scène Laurent Pelly supprime cette métamorphose, gommant l’opposition, si chère à Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal, entre le monde des dieux et le monde des humains. En cela, il va à l’encontre du sens profond de l’œuvre.
Le prologue, qui ne se prête guère à une interprétation abusive, est très réussi et on y trouve de belles images. L’hôtel particulier du mécène viennois n’est pas réaliste en dépit de ses matériaux prosaïques, le grand hall où se situe l’action s’ouvre directement sur l’extérieur, en plein courant d’air, ce qui n’empêche personne d’aller et venir en vêtements légers. La lumière « psychologique » rend bien compte des états affectifs des personnages et les variations de coloris du ciel omniprésent au travers des piliers du hall sont du plus bel effet. La neige se met à tomber fort à propos quand le compositeur apprend que son opéra sera joué en même temps qu’une bouffonnerie théâtrale. La direction d’acteurs reste fidèle au texte et le compositeur incarne à lui seul Strauss et Hofmannsthal, dans leur prime jeunesse.
On ne saurait en dire autant de l’opéra. Le décor de Chantal Thomas transforme (on se passerait bien de cette métamorphose-là) l’île protectrice où s’est réfugiée Ariane, désireuse de se couper du monde, en un immeuble de béton misérabiliste dont la construction a été arrêtée et dans lequel campe Ariane, devenue SDF. Autant les personnages de la Commedia dell’arte, bien caractérisés par leurs costumes, sont mis en scène avec humour et virtuosité, autant ceux de l’opéra sont délibérément sacrifiés. Les naïades sont affadies par des robes d’un prosaïsme navrant et le jeu d’acteurs leur ôte toute crédibilité tandis qu’Ariane est présentée comme irrémédiablement enfermée dans son univers suicidaire. Ce que nous voyons sur scène (et ce n’est pas la première fois), c’est la fidélité ridiculisée par « des vulgaires masques de la vie ». L’expression est d’Hofmannsthal qui a pourtant pris le soin de préciser : « Il s’agit d’un problème vital, simple et immense, celui de la fidélité (…). Ariane n’a pu être l’épouse que d’un seul homme, elle ne peut être abandonnée que par un seul homme3 ». Mais Laurent Pelly préfère donner raison à Zerbinetta et adopter sa vision des choses. Et vive l’infidélité !
Plus on s’achemine vers la fin grandiose, plus nous regrettons de voir sacrifiés scéniquement les passages les plus sublimes de la partition, en particulier le splendide duo final durant lequel la lumière baisse régulièrement, ne laissant plus qu’un rond de lumière au centre où se succèdent Bacchus et Ariane. Bacchus n’a rien de divin. Il commence par céder à la peur de retomber dans les griffes d’une nouvelle Circé. Une fois rassuré, il joue à Ariane la comédie de l’amour. Pour finir, il disparaît tandis qu’Ariane, abandonnée une deuxième fois, s’affaisse, morte ( ?). Cet amalgame injustifié avec la fin d’Elektra supprime l’apothéose finale (fort heureusement restituée par l’orchestre) à laquelle Jean-Louis Martinoty et Hans Schavernoch, dans leur production de l’Opéra Comique en 1983,avaient su trouver un magnifique équivalent scénique : durant les deux dernières minutes, c’est à dire durant la métamorphose d’Ariane, le manteau porté par Bacchus, inspiré du célèbre « Baiser » de Klimt4, d’une beauté à couper le souffle, s’agrandissait miraculeusement jusqu’à masquer tout l’horizon. A peine contemplé, il disparaissait sous le rideau final, nous laissant sous le choc.
Les interprètes, soutenus par le chef d’orchestre, ont toutefois su respecter la partition et nous en restituer l’esprit. Ceux du prologue, tout d’abord : Martin Gantner, baryton au timbre riche et à la voix saine, est un professeur de musique stylé, posé, solide et indulgent, tout à fait à même de soutenir son jeune élève lors de l’épreuve qu’il traverse. Sophie Koch, fort aguerrie au rôle du compositeur, apporte toute sa science vocale et son lyrisme à ce personnage fragile dont l’impétueuse jeunesse et à la divine inspiration séduit tous les cœurs. Xavier Mas, au timbre de poète, interprète un Tanzmeister-Ariel, tout de légèreté, de gaîté et d’humour. François Piolino, Scaramuccio, François Lis, Truffaldino, Michael Laurenz Müller, Brighella forment avec le Harlekin particulièrement efficace d’ Edwin Crossley-Mercer un quatuor chaleureux, drôle et brillant.
L’exceptionnelle performance de Jane Archibald en Zerbinetta restera inoubliable. Sa beauté physique et vocale, son aisance dans toute la tessiture, de l’extrême grave à l’extrême aigu, et le naturel avec lequel elle incarne cette arrière-petite-fille de Despina nous laissent pantois. Saluons aussi l’exploit de Franz Mazura, incarnation parfaite et humoristique du Hofhausmeister, personnage déterminant du prologue.
Autant il était facile pour les personnages du Prologue de s’investir dans leurs rôles, autant il a fallu du courage et de l’obstination aux cinq chanteurs de l’opéra pour rendre hommage à la partition. Elena Tsallagova ( Naïade) a chanté trop bas à plusieurs reprises durant le premier trio et semblait déstabilisée par l’inadéquation entre son texte et le jeu scénique réducteur. Très sûres d’elles au contraire, la mezzo Diana Axentii (Dryade) et Yun Jung Choi (Echo), dont les voix se font valoir l’une l’autre, ont aidé leur camarade à retrouver son assurance.
La tâche est rendue encore plus ardue pour Ricarda Merbeth − en excellente forme vocale −, reléguée à l’arrière-plan durant sa première scène, sur un échafaudage élevé où sèche son linge. Elle assume bravement sa partie. Très respectueuse des nuances, totalement investie, elle sait nous ouvrir son monde et le métamorphoser. Le Bacchus de Stefan Vinke est le sacrifié de cette production bien qu’il ait la voix du rôle, une belle résonnance dans le masque, un timbre riche en harmoniques et la vaillance attendue pour ce personnage. Il entre en scène à l’avant-scène jardin, comme n’importe quel quidam, alors que son arrivée prestigieuse a été annoncée avec enthousiasme par les nymphes. Ensuite il parle dans le vide car Ariane l’évite constamment. Enfin, il recule vers l’arrière-scène durant toute la dernière partie du duo final si bien que sa voix se fait de plus en plus lointaine. Cela se retourne contre lui au point qu’il est accueilli par quelques huées lors de son premier salut, ce qui est tout à fait injuste, car il a fort bien exécuté ce qui lui était demandé.
Quant à l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, il semble encore se surpasser, bien que l’on ait cette impression chaque fois qu’il joue sous la direction de Philippe Jordan. Sous sa baguette féérique, les splendeurs de la partition sont magnifiées et font oublier le contraste criant entre scène et fosse, nous sommes emportés par des vagues successives d’émotion, jusqu’à la pure extase finale.
1- Historique des représentations d’Ariane à Naxos à l’Opéra de Paris : Création à l’Opéra-Comique en 1943, dm Roger Désormière, avec Germaine Lubin (Ariane) et Janine Micheau (Zerbinette),. NP à l’Opéra Comique en 1950 dans une mise en scène de Rodolphe Hartmann et sous la direction de George Sebastian, puis en 1983 : dm Jeffrey Tate, msc Jean-Louis Martinoty, d Hans Schavernoch, c Lore Haas, avec Hélène Garetti (Ariane) et Ruth Welting (Zerbinette). Reprise en 1986, avec Montserrat Caballe dans le rôle d’Ariane.
2- Lettre VII, 1911
3- Idem
4- Détail reproduit en couverture du programme de l’Opéra National de Paris 2010