Premier opéra écrit par une musicienne et non des moindres – Francesca Caccini, cantatrice et fille de Giulio Caccini, un des pères fondateurs du genre –, La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina (1625) n’est pas à proprement parler une redécouverte, bien qu’il ne soit jamais entré au répertoire et demeure dans l’ombre de la trilogie monteverdienne. De l’Allemagne (1983) à l’Australie en passant par l’Italie, la Pologne, les Etats-Unis ou le Royaume Uni – il était à l’affiche du Brighton Early Music Festival en novembre dernier –, cet opéra ballet principalement inspiré de l’Orlando furioso de l’Ariosto a néanmoins fait l’objet de quelques productions scéniques au cours de ces trente dernières années et a suscité l’enthousiasme d’Alan Curtis, de Gabriel Garrido ou de Stephen Stubbs.
De par ses qualités dramatiques, la plasticité et la puissance d’évocation de son récitatif, fluide incandescent dont Francesca Caccini renouvelle sans cesse l’accompagnement, sa richesse formelle (ariosi, canzonette, madrigaux, …) cette partition supporte parfaitement la comparaison avec celles de Monteverdi dont la compositrice a hérité la clarté tonale et la maîtrise des dissonances expressives. Elle peut même s’apprécier en version de concert, pour autant que notre imagination supplée la disparition des danses et des fastes du spectacle de cour qui l’a vue naître tout en dérobant à notre vue l’état de délabrement avancé du Conservatoire de Bruxelles…
Les Cassandre avaient beau émettre des doutes, Paul Van Nevel a tant de réussites à son actif que nous nous prenions à rêver. Las ! Le directeur du Huelgas Ensemble, infatigable défricheur, ardent défenseur de la Renaissance et champion des polyphonies savantes, ne s’est pas mué en chef lyrique, au contraire : l’essence du théâtre semble lui échapper totalement ou presque. A l’exception notable et paradoxale d’Achim Schulz, Ruggiero frémissant et habité qui éclipse les héroïnes de cet opéra féministe avant l’heure, la distribution aligne les contre-emplois et l’impréparation des chantres, trop souvent indifférents au texte, prive les autres protagonistes de leur indispensable énergie déclamatoire, à commencer par une Melissa désespérément atone et incapable d’innerver son discours.
Pétrie d’intentions justes, l’Alcina de Michaela Riener – censée incarner la séductrice, la mante religieuse, la violence faite femme ! – lutte vainement contre les limites d’un organe transparent et virginal. Inutile de s’étendre sur les seconds rôles, sauf que lorsque une artiste malade, au chant exsangue et strident, doit assurer plusieurs solos, la négligence du chef confine carrément à l’irresponsabilité, a fortiori quand il lui suffisait de se tourner vers le pupitre des sopranos pour, par exemple, confier ces parties à l’interprète de Nunzia (Axelle Bernage) – une figure saisissante qui évoque la Messagiera de Monteverdi. Sans surprise, les interventions chorales, en particulier une brève mais superbe lamentation et un très pittoresque épisode bouffe, se révèlent d’une tout autre tenue mais elles ne peuvent guère compenser les carences rédhibitoires de la plupart des solistes, livrés à eux-mêmes. La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina mérite mieux, beaucoup mieux que cette exécution bancale et poussive. Rideau !