On sort enthousiaste et ébloui de ce concert. Dieu sait pourtant s’il avait commencé avec cette saveur surannée des concerts symphoniques wagnériens de nos grands pères, le dimanche après-midi, chez Colonne ou Lamoureux, où se succédaient des extraits orchestraux d’opéras. C’est avant tout l’occasion pour Ivan Fischer, dont l’énergie, l’enthousiasme et la ténacité ne sont plus à vanter, de s’en donner à cœur joie en sculptant avec vigueur des blocs sonores impressionnants, et en faisant ressortir avec fierté la rutilance de son splendide orchestre du Festival de Budapest (souverains chefs de pupitres des cordes, brillante petite harmonie, superbes cors et trombones). Qui oserait d’ailleurs le lui reprocher ? C’est son enfant. Il l’a mis au monde, avec Zoltán Kocsis, alors que le communisme commençait à vaciller. Et voici qu’après bien des tempêtes, il est aujourd’hui au sommet. Le gouvernement hongrois si prompt à flatter actuellement un antisémitisme sournois ferait bien de se souvenir que les quatre frères Fischer de Budapest (tous chefs d’orchestre) sont, à l’étranger, la plus noble et la plus généreuse des ambassades. Ils font honneur à la Hongrie.
Le concert débute, d’ailleurs, par une œuvre de Franz Liszt, dans le cadre de cette année de commémoration. Portion congrue cependant : il s’agit de la seule Danse à l’auberge (intitulée plus communément Méphisto Valse) des Deux Episodes du Faust de Lenau que Liszt avait composé de 1859 à 1862. Ivan Fischer y fait montre d’une science inouïe des couleurs, des dynamiques et des rythmes en dosant si justement ces silences suspendus qui parcourent l’œuvre de Liszt. Il a placé les huit contrebasses au fond, sur des praticables surélevés, comme un orgue tellurique. Les musiciens passent avec brio l’examen de passage. Mais pourquoi n’avoir pas respecté le souhait du compositeur en jouant cette oeuvre intégralement ?
La deuxième partie du concert monte heureusement d’un cran et enchaîne trois extraits du Crépuscule de Dieux comme une ample symphonie avec chant où, à travers l’énumération des leitmotiv du Voyage de Siegfried, l’auditeur s’immerge aussitôt dans l’épopée avant de se laisser envahir par les flots d’amours et de générosité de la scène finale. Ivan Fischer est ici le plus inspiré des chefs et, grâce à la présence et à la voix de Petra Lang, atteint une bouleversante d’humanité. Ce qui frappe avant tout chez Petra Lang, outre la technique impeccable et le timbre si ensoleillé et chaleureux (et jamais métallique), c’est la jeunesse qu’elle sait exprimer. Il faut entendre Lang caractériser chaque épisode de cette scène finale : l’être bouleversé par la mort de l’aimé, sa préparation au sacrifice et la soudaine illumination du don de soi en affirmant cet amour que les Dieux voulaient détruire. C’est une tout jeune fille qui scande l’émouvant « Nul autre » (« Als er liebte kein andrer ») que Wagner à écrit si justement dans le grave et qui est ainsi si touchant. Quelle force dans son invective aux Dieux (« heilige Hüter ») grâce à un legato profond et une voix qui se noircit soudain. Quel soleil ensuite dans la voix quand elle part au sacrifice en se jouant des difficultés d’une tessiture inhumaine. Tout s’articule autour du passage de la voix avec ses la et si bémols, et ce si naturel du feu, qui ne doivent être que plénitude. Des aigus qui ne sont jamais d’airain mais bien de velours comme une humanité à la fois douloureuse et pleine d’espoir.
Marcel Quillévéré