Pari gagné pour Maurice Xiberras qui a programmé La Gioconda en ouverture de saison à l’Opéra de Marseille. La production, rôdée à Saint-Etienne, Liège, Nice et Palerme, offre au regard une série de cadres succincts mais éloquents et efficaces. Pour le décor Eric Chevalier installe d’abord en fond de scène une esquisse d’un panorama de Venise centré sur la place Saint-Marc, avec à cour un édifice à loggia de style Renaissance susceptible de pivoter pour dévoiler plus largement l’escalier qui tourne à son flanc. Cela laisse place à l’acte II à un ciel nocturne qui surplombe le quai où est amarré le navire dalmate, suggéré plus que reconstitué. A l’acte III, passé de cour à jardin l’édifice initial révèle l’envers du décor : l’appartement de l’Inquisiteur, table drapée de velours rouge et pouf assorti, avec en fond un rideau de théâtre qui s’accorde à la situation des personnages et révèle aussi quelque chose de ce lieu de pouvoir. Pour la fête, un trompe-l’œil dévoilera un échafaudage où les danseurs prendront des poses sous le trône de Saturne, le Dieu du Temps. Enfin le palais en ruine du dernier acte, réduit à sa plus simple expression, a le caractère désolé qui convient sans accaparer l’attention. C’est là une inspiration manifeste : illustrer sans distraire de l’essentiel.
Jean-Louis Grinda, l’auteur de la mise en scène, anime l’espace en disposant çà et là des personnages prostrés, peut-être par la misère puisque d’aucuns mendient, peut-être pour faire leur métier de « mouches » puisque le gouvernement de Venise favorise les dénonciations, et exerce sur la ville un contrôle pesant, comme le montrent les escortes de soldats encadrant des prisonniers. Il sait aussi donner de la vie aux groupes et créer une relative impression de « naturel ». Sans doute çà et là peut-on regretter un déplacement collectif en contradiction avec le texte chanté, une direction d’acteurs parfois perfectible, notamment dans le jeu de Barnaba en train de prendre au piège le crédule Zuane… Mais ce sont des vétilles, car globalement le travail de Jean-Louis Grinda est profondément respectueux de l’œuvre. Peut-être aurait-il fallu préciser à Jean-Pierre Capeyron, l’auteur des costumes, l’exacte période de la Renaissance à laquelle songeait le metteur en scène, car ils semblent souvent d’allure plus tardive, mais là encore on n’en est pas au hiatus et on apprécie, davantage que l’uniformité des toilettes de cour, les camaïeux de couleur et de formes des vêtements des gens du peuple sur lesquels se détachent les costumes des personnages travestis et des comédiens venus improviser une représentation de rue. S’il faut le préciser, le rôle des lumières est remarquable – conçues par Jacques Châtelet et réalisées par Cyrille Chabert – dans la mise en valeur de ces costumes et dans la dramatisation de certains épisodes, en particulier les apparitions fantomatiques dans la brume, au deuxième acte, manifestement inspirées de Delacroix, ou le traitement en ombre chinoises des danseurs disposés comme des objets d’art. Cette recherche esthétique culmine probablement dans La Danse des Heures, dont la musique est restée fameuse. Grâce au talent de Marc Ribaud et des interprètes, cet intermède s’insère dans la fête sans rester, comme trop souvent avec ces moments obligés du Grand Opéra, étranger au drame. Quand les personnages de la fresque du zodiaque s’animent et viennent au milieu des invités, on ne subit pas leur danse mais on la déguste, tant pour l’invention que pour l’exécution, variées, gracieuses et vivantes.
Enzo et Gioconda (Ricardo Massi et Micaela Carosi) © Christian Dresse
Les qualités de ce spectacle étant confirmées, les difficultés restaient pleines et entières pour l’exécution vocale et musicale. Tant pis pour le folklore, nul interprète n’a dû s’interrompre, comme jadis l’un d’eux au même endroit, ce qui avait provoqué l’interruption du concert, interruption si longue que pour essayer de calmer l’ire du public on avait parlé d’alerte à la bombe… Ce premier octobre, tous essuyaient les plâtres de cette version scénique d’une œuvre redoutable par sa longueur et les exploits vocaux qu’elle réclame. Les premiers en scène sont les chœurs, et ils sont fort sollicités puisqu’ils interviennent dans tous les actes, et souvent. On a plaisir à dire qu’ils ont passé l’épreuve brillamment, et on ne saurait trop féliciter Pierre Iodice et Samuel Coquard de la conduite de leurs troupes. Le deuxième acte en particulier, qui mêle voix d’adultes et voix d’enfants, avec quatre ensembles différents simultanés, mais de façon générale tous les effets de lointain ou de proximité ont été manifestement préparés avec soin car le rendu est des plus satisfaisants ! Un bonheur ne venant jamais seul, l’orchestre semble lui aussi en état de grâce et sous la direction d’abord prudente puis de plus en plus ferme de Fabio Maria Carminati, il sert fidèlement la partition, sans aucun débordement sonore ou stylistique. Cette sobriété, qui permet de rattacher l’œuvre au lyrisme romantique en la retenant sur les précipices véristes, on la retrouve chez à peu près tous les solistes. Par force chez ceux dont le rôle exigu ne leur offre aucune occasion de débordement (Jean-Marie Delpas, Mikhael Piccone, Christophe Berry). Par choix et peut-être aussi par prudence chez Konstantin Gorny, un Alvise Badoero sans grande envergure vocale, et chez Marco di Felice, dont le Barnaba est digne de respect, pour ce qui est de l’engagement scénique et de la tenue stylistique, mais qui ne semble pas avoir de grandes réserves de puissance lorsque la voix est sollicitée. Cette incarnation du mal qui préfigure Iago, on la voudrait d’un souffle plus puissant… Mais peut-être sommes-nous mal habitués par les enregistrements ? Et puis il s’agissait d’une première… Sobriété également pour la Laura de Béatrice Uria-Monzon, sans nul doute choisie par une artiste intelligente qui déploie le lyrisme du personnage sans aucune outrance avec son habituel charisme scénique et la séduction d’une voix en pleine santé, pour la joie bruyante de ses admirateurs. Moins sobre en revanche La Cieca de Qiu Lin Zhang, dont la couleur abyssale conserve le même impact mais dont on espère que le vibrato prononcé est seulement un effet de l’art pour évoquer les effets de l’âge, que nous n’apprécions pas vraiment. Aussi sobre que possible pour un personnage que sa sincérité fougueuse entraîne à se trahir, Riccardo Massi, lui aussi à ses débuts scéniques bien qu’il ait déjà chanté le rôle d’Enzo en concert à Amsterdam. Appelé à la rescousse après deux de ses confrères, il ne semble pas pénalisé par cette arrivée tardive, et dès son apparition, sa stature et son maintien sont bien ceux du noble proscrit. Entre son aspect juvénile qui convient au personnage, l’énergie vocale qui lui permet de surmonter les embûches de l’écriture et le souci de nuancer il remporte un succès mérité. Succès aussi pour La Gioconda de Micaela Carosi, dont la générosité vocale séduit et l’emporte sur les réserves nées d’une intonation parfois approximative, d’un vibrato parfois envahissant et d’une présence scénique plutôt appliquée. Mais le rôle est tellement exigeant, vocalement et dramatiquement, que l’interprétation devrait progresser, et la relaxation scénique venant pourrait s’accompagner d’améliorations sur le plan vocal.
La représentation, au cours de laquelle le public s’est lentement réchauffé, s’achève en triomphe. On envie ceux qui pourront assister aux suivantes. Le spectacle ne dissimule rien des insuffisances théâtrales d’une œuvre où l’accumulation d’ingrédients mélodramatiques semble destinée à tourner en ridicule l’opéra romantique que Boito pourfendait en 1863. Mais la musique de Ponchielli, même si elle sent parfois très fort le bon faiseur, même si elle semble parfois puisée à pleine mains chez Verdi, avant de l’inspirer à son tour, enchaîne avec une efficacité imparable les numéros de chœurs et de solistes, les mélodies et les atmosphères. Et quand le texte tend à devenir mièvre, comme dans le duo Enzo-Gioconda du second acte, on ne peut s’y arrêter, parce que l’onde musicale nous emporte. Allez succomber, comme nous, aux charmes de cette Gioconda : même imparfaite, c’est bien la Sirène chantée au deuxième acte !