Il faut parfois du temps à un spectacle pour trouver ses marques. C’est le cas ce soir au Teatro Regio de Parme pour cette Forza del destino dans le cadre du Festival Verdi. Après une première partie (actes 1 et 2) en demi-teinte, soudain l’émotion déferle sur le public, et c’est une longue ovation qui accueille les dernières notes de la romance d’Alvaro « O tu che in seno agli angeli ». Gregory Kunde parvient à y instiller une mélancolie poignante teintée de désespoir. Le ténor américain qui a d’abord percé comme contraltino rossinien avant de triompher en baritenore (chez Rossini encore, faisant du rôle d’Otello sa signature) a su évoluer et se réinventer en ténor lirico-spinto. Et avec quel succès ! Évidemment il ne faut pas rechercher de l’italianità dans cette voix aux accents parfois rocailleux. Mais on y trouve bien d’autres bonheurs, au premier rang desquels une santé vocale stupéfiante (lui qui fêtera ses soixante-dix dix bougies dans moins de deux ans) avec une projection impérieuse et des aigus de poitrine à la puissance impressionnante. Pourtant le chanteur ne se contente pas de cette seule intensité, et n’en oublie pas pour autant les nuances et les demi teintes, mettant les moindres inflexions du timbre au service de l’expression.
© Roberto Ricci
Son ennemi mortel, Don Carlo di Vargas (Amartuvshin Enkhbat) parvient à rivaliser, par des moyens diamétralement opposés, faisant sans conteste de l’acte 3 le sommet de la soirée. Le baryton mongol qui chante régulièrement sur les plus grandes scènes (cette saison notamment la Scala et au MET) étonne d’abord par son émission égale, sans arrêtes, voire légèrement ouatée. Mais quelle solidité sur toute la tessiture : ce chant inaltérable qui pourrait gêner ailleurs, colle ici parfaitement au personnage monolithique qui ne vit que par et pour la vengeance.
Difficile alors de se faire une place face à ces deux adversaires, hormis les personnages comiques qui viennent apporter une respiration bienvenue dans cet océan de noirceur. Au-delà du Trabuco très à l’aise scéniquement (mais moins marquant vocalement) d’Andrea Giovannini, le Fra Melitone de Roberto de Candia étonne d’abord par sa sobriété et son refus d’histrionisme, avant de prendre toute sa mesure dans la scène de la distribution de la soupe au dernier acte, d’une truculence parfaite.
On applaudit également à deux mains la Preziosilla atypique d’Annalisa Stroppa : loin des matrones souvent distribuées dans ce rôle, elle met en avant son mezzo plutôt clair et agile, aux aigus brillants, mais aussi sa silhouette juvénile, pour camper une cantinière d’une grande fraîcheur : elle parvient même rendre excitant le « Rataplan » ce qui en soit est un exploit !
© Roberto Ricci
On retrouve cette jeunesse et cette séduction où on ne l’attendait pas forcément : chez le Padre Guardiano. La basse chantante de Marko Mimica instille au personnage une grande humanité. Parions que les années apporteront davantage de creux et d’autorité à cette belle incarnation.
La Leonora de Liudmyla Monastyrska est plus clivante. La chanteuse ukrainienne a toutes les notes du rôle, ce qui en soit est déjà un exploit. Elle possède également une puissance sonore impressionnante. Mais est-elle la Leonora idoine pour autant ? Car si elle sait parfois alléger (avec une « Vergina delli Angeli » émouvante, magnifiée par la douceur et le rayonnement du Chœur du Teatro communale di Bologna) elle se réfugie souvent dans le volume quand il faudrait plus de subtilité. En ressort une impression de solidité, voire d’une certaine placidité, alors qu’on rêverait de transcendance.
© Roberto Ricci
Elle n’est pas aidée par la nouvelle production signée Yannis Kokkos. On reconnaît immédiatement l’univers du metteur en scène, où le noir est omniprésent (hormis l’irruption de couleurs lors de la tarentelle de l’acte 3). Les différents tableaux se caractérisent par des formes qui se détachent sur un fond de ciel souvent nocturne : une église et une croix pour l’acte 2, des immeubles détruits pour les champs de bataille pour l’acte 3. Le tout ne manque pas d’esthétique mais bien d’animation : les chanteurs semblent très souvent livrés à eux-mêmes. Les scènes de foule sont plus efficacement gérées, sans pour autant sortir d’une certaine convention.
Heureusement on peut compter sur Roberto Abbado pour apporter de la vie à la tête des forces du Teatro Comunale di Bologna. Ou plutôt la mort : s’il introduit la légèreté nécessaire dans les scènes de caractère, il laisse sourdre dès l’ouverture l’intuition du destin funeste, s’appuyant sur les sonorités luxueuses de l’orchestre, et notamment des cuivres implacables.