Les explorations si fameuses de Nikolaus Harnoncourt dans les opéras de Mozart se sont généralement passées des services de son Concentus Musicus Wien, acteur pourtant incontournable des explorations philologiques du maître. C’est avec Cosi fan tutte, dans une production de Martin Kusej qu’un terme devait être mis à cette étrangeté. Le projet, tombé à l’eau suite au forfait du metteur en scène, a permis au Theater an der Wien de trouver une échappatoire, qui est bien plus qu’une consolation : c’est toute la trilogie Da Ponte que le chef et ses musiciens vont donner, en un mois, et en version de concert.
Avec ces Noces de Figaro, le projet démarre… tout doucement. Fidèle à sa réputation de provocateur, Harnoncourt dirige vite ce qu’on a l’habitude d’entendre lent, et freine, au contraire, ce que l’on croit vif. L’ouverture, comme dans son enregistrement avec le Concertgebouw d’Amsterdam, et comme dans sa redite salzbourgeoise de 2006 est, au mieux, un andante un peu allant. Les sons s’attardent pour mieux se faire écho, les silences s’éternisent, les piano angoissent et les forte pèsent. Cette « folle journée », qu’on se le dise, n’est pas à prendre à la légère. Pourtant – là est le génie d’Harnoncourt – elle reste bel et bien une folle journée. Dures, violentes, saccadées, dépourvues de lyrisme et privées des rondeurs de la farce, ces Noces conservent parfois leur drôlerie, et toujours leur théâtralité : l’orchestre frémit comme un seul homme, soit de désir, soit de rage (« Crudele, perchè fin’ora » puis « Hai gia vinta la causa » : quelle virtuosité dans cet enchaînement !), s’alanguit délicieusement dans « Porgi amor », et jubile, finalement, dans des toutes dernières mesures qui ressemblent à une victoire à l’arraché. Le côté systématique des variations de rythmes et de nuances peut irriter, tout comme le parlando ostentatoire des récitatifs, mais le constat s’impose : plus d’une fois, ce soir, l’émotion nous a étreint.
Ceci également grâce aux chanteurs (ou malgré eux ?). Remplaçant Christian Gerhaher initialement prévu, Bo Skovhus retrouve son Comte viscéralement engagé, dans une mise en espace avec costumes qui lui permet de déployer ses dons d’acteur. Mais la voix, irrémédiablement, sonne nasillarde et amaigrie. Avec la Comtesse, Christine Schäfer s’est trouvée un pari à la hauteur de son intelligence dramatique, peut-être pas de sa voix ; annoncée souffrante ce soir, elle nous livre tout de même un « Dove sono » à fleur de lèvres, d’une bouleversante fragilité. Autrement solide, le couple Figaro-Susanne réserve moins de surprise : Andrè Schuen, trente ans, est une belle voix de baryton, un peu claire encore, doublée d’un indéniablement tempérament scénique –à suivre ! Mari Eriksmoen fait quant à elle une Susanna tout à la fois sensuelle et vaillante, qui ne faiblit guère que dans les graves de « Deh vieni, non tardar ». Applaudie en véritable star locale, Elisabeth Kulman poitrine ses récitatifs pour donner à Cherubino des allures pubères. Au début, c’est assez drôle, mais on préfère rapidement se concentrer sur la savante conduite vocale de ses deux airs. Emerge encore la Marcellina d’Ildiko Raimondi, bien plus élégante que Peter Kalman, aussi histrion en Bartolo qu’en Antonio, et la sensible Barbarina de Christina Gansch – Mauro Peter essayant, sans succès, de transformer Basilio en petit frère de Ferrando. Les Noces de Figaro, à Vienne, sont plus qu’un classique ; à 85 ans, Harnoncourt leur impose un surprenant lifting !