Après dix ans d’absence, La Flûte enchantée revient à l’Opéra national du Rhin dans une nouvelle production sous la férule de Johanny Bert, dont c’est la première mise en scène lyrique. Ce plasticien et comédien se passionne également pour l’art de la marionnette, ce qui est tangible dans le spectacle et procure un enchantement de nature à séduire tous les publics. D’ailleurs, lors de la première dans un théâtre archi-comble, de nombreux rires d’enfants se sont fait entendre, en contrepoint et léger décalage par rapport aux réactions hilares des adultes. « Wolfie » aurait été content de cette réussite à caractère universel, intemporel et faussement naïf, s’il avait pu être dans la salle ce soir. Car, malgré des apparences un peu mornes, à savoir des décors ternes et minimalistes, la poésie, la magie et le merveilleux se sont imposés dès les premières minutes, lorsque l’armure de notre apprenti héros se disloque avant de crouler au sol et que Tamino affronte le serpent, simple ruban agité par les trois marionnettistes Valentin Arnoux, Chine Curchod et Faustine Lancel, dont il faut saluer le travail remarquable. Tout cela est simple comme du Mozart, simple en apparence seulement, évidemment… Parmi les effets les plus féeriques du spectacle, signalons, par exemple, la beauté des marionnettes à fils de Pamino et Tamina semblant nager dans une onde incertaine, actionnées par deux funambules eux-mêmes suspendus dans les airs, en une très belle mise en abyme…
© Klara Beck
Afin d’être en mesure d’assurer onze représentations entre Strasbourg et Mulhouse, d’ici début janvier, l’Opéra national du Rhin a prévu une double distribution pour les rôles principaux. La Flûte, c’est avant tout la Reine de la nuit. Cette dernière n’a qu’un air par acte pour s’affirmer, qui plus est, dans cette production, sans le décorum ou les accessoires pour la soutenir. En effet, notre Reine, sur le retour depuis qu’elle est séparée de Sarastro, vit dans un appartement bas de plafond, étriqué et insalubre, affublée d’un training, d’une fausse fourrure et sans couronne. La soprano pétersbourgeoise Svetlana Moskalenko a donc fort à faire pour éblouir le public, d’autant que sa prononciation est loin d’être parfaite. Si sa prestation est honorable, les aigus maîtrisés avec aisance, l’impression reste celle d’une colère presque ordinaire, d’où la haute voltige est, au moins visuellement, absente. Son pendant masculin, Sarastro, qui évoque également l’indigence et la fin de règne par son aspect cacochyme, soutenu qu’il doit être dans ses moindres mouvements en permanence, se révèle cependant particulièrement touchant. La figure autoritaire est incarnée par une immense marionnette à la tête surdimensionnée ; elle est manipulée par de discrets manutentionnaires aux longues vestes noires en simili cuir que n’auraient pas reniées les policiers de l’ex-RDA. Spectacle fascinant que ce jeu de marionnettes aux influences multiples, des pupi siciliennes au bunraku japonais. Mais comment détacher son regard de l’immense basse danoise Nicolai Elsberg qui double Sarastro, dépassant d’une bonne tête tous les autres protagonistes et chantant à chaque fois que l’énorme tête ouvre la bouche, en merveilleux ventriloque ? Son costume un peu élimé mais d’une élégance folle lui confère encore davantage de prestance. Détachant chaque syllabe dans un rythme savamment saccadé qui sublime la noblesse fatiguée du personnage, dotés d’une délicatesse rare, ses graves caverneux touchent le cœur et ravissent l’oreille grâce à un timbre sombre et une voix puissante au potentiel immense. S’ils tirent parfaitement leur épingle du jeu, le jeune couple d’initiés reste néanmoins un tout petit peu en retrait dans la distribution. Le ténor américain Eric Ferring campe un Tamino vaillant et courageux, mais dont la voix manque d’un soupçon de brillance pour éblouir totalement. Soyons patients… La soprano hollandaise Lenneke Ruiten s’impose en Pamina déterminée et volontaire, dont le cœur pur et le courage se distillent dans un chant tout en plénitude et maîtrise, mais un rien acidulé. Ancienne Jeunes Voix du Rhin, le ténor Peter Kirk fait admirablement l’affaire en Monostatos dont il amplifie avec brio les penchants sexuels. Les Trois dames forment un ensemble très réussi et cohérent.
© Klara Beck
Venons-en à un autre personnage prépondérant, dont dépend bien souvent le succès de l’opéra, celui de Papageno, qui est ici central. Nous sommes ici particulièrement gâtés par le baryton britannique Huw Montague Rendall. Ce merveilleux comédien est fait pour le rôle qu’il habite avec bonheur et appétit. Le timbre est aussi séduisant que chaleureux. Ici encore, le costume et la mise en scène contribuent à magnifier sa prestation. Ce Papageno-là est destiné à entrer dans le panthéon des oiseleurs mozartiens les plus marquants. L’une des très belles surprises du spectacle est la sémillante interprète de Papagena. Cette petite chose aux faux airs de Maria de Medeiros croisée avec Eva Ionesco se révèle, en plus d’avoir un charme indéniable, être une véritable tornade, dont la souplesse, dans tous les sens du terme (grand écart compris, on se frotte les yeux pour y croire), est l’un des clous du spectacle. La délicieuse soprano canadienne Elisabeth Boudreault est une révélation au timbre frais et fruité à suivre.
Les Chœurs de l’Opéra national du Rhin sont remarquables, selon leur habitude, et semblent très à l’aise avec leur nouveau chef de chœur, l’Allemand Hendrik Haas, nommé il y a peine un mois. Son compatriote le chef d’orchestre Andreas Spering, grand spécialiste de l’interprétation sur instruments d’époque, réussit à tirer le meilleur de l’Orchestre symphonique de Mulhouse tout en assumant des tempis rapides, ce qui dynamise heureusement les airs. Il s’agit du troisième opéra de Mozart qu’il dirige à Strasbourg, après la Clémence de Titus en 2015 et Don Giovanni en 2019.
Un bien beau spectacle, au final, idéal pour les fêtes de fin d’année et pour une toute première fois à l’opéra pour tout un chacun, qu’il soit bambin ou déjà ancien…