De la fable magique, enfantine, au drame sacré, la polysémie du livret de La Flûte enchantée a invité l’imaginaire des metteurs en scène à nous proposer les lectures les plus diverses, voire les plus opposées. L’approche de David Lescot est résolument novatrice dans la mesure où elle réfute ces deux extrêmes. Ni merveilleux, ni rituel maçonnique, il nous entraîne sur une troisième voie, surprenante. Le temps de l’ouverture lui permet d’expliciter l’histoire qu’il nous propose et d’introduire l’action de façon cohérente. Sarastro et la Reine de la nuit se sont aimés d’amour tendre. Passée la naissance de Pamina, le couple s’est lézardé puis déchiré, avec une seconde naissance, celle de… Papageno, voué à l’abandon (naissance non-désirée ? adultérine ?). Un phylactère projeté explicite cet avant, vieux de vingt ans – assorti de gros plans vidéos qui nous familiarisent aux traits des deux personnages – quand se lève le rideau. Entre-temps, notre vieux monde a été détruit par un cataclysme, et les survivants, réfugiés sous terre, sont les protagonistes de cette singulière Flûte. Le premier acte se déroule ainsi dans un décor désertique, brûlé par le soleil le plus ardent, le second dans les ruines d’un complexe commercial. Le trash, le morbide, la laideur de la plupart des costumes, d’un paysage vitrifié ou de lugubres ruines – assortis de la pénombre ou de l’obscurité – réduisent, ou altèrent singulièrement l’ouvrage dont la lumière est une des données fondamentales. Le public vient-il pour retrouver les images de Tchernobyl, d’Alep ou du Dombass ? Le propos de David Lescot se veut politique, au sens noble. Il nous interroge, quitte à susciter la désapprobation ou le rejet. Incontestablement, sa lecture permet une approche renouvelée de la relation – fraternelle en l’occurrence – de Pamina et de Papageno tout au long du premier acte. Mais simultanément, son parti pris dérange, de modifier la fonction de Sarastro – devenu démagogue autoritaire, chef de secte – et la psychologie de Papageno qu’il imagine rebelle plus que Naturmensch, hédoniste. L’ensemble fonctionne, incontestablement, mais l’esprit en est perverti.
© Opéra de Dijon – Gilles Abbeg
L’émerveillement et l’émotion seront donc exclusivement musicaux. En dehors d’une ouverture et de la marche des prêtres qui débute le second acte, prosaïques, dépourvues de toute sacralité, conformément au projet de David Lescot, c’est un grand bonheur que cette Flûte revisitée par Christophe Rousset. Sans jamais retomber dans une reconstruction muséographique, il met tout son art au service d’une sorte de retour aux sources, au texte et à l’esprit. Tout concourt à cette réussite. Les équilibres entre la fosse et le plateau sont subtils et idéaux. Des tempi, dont on n‘est pas forcément familiers, concourent à une force dramatique, à une authentique émotion. La retenue extrême des airs chargés d’émotion (« Dies Bildnis », « Ach ich fühl’s », tout particulièrement), l’animation d’autres entraînent notre adhésion. Le souffle dramatique est bien là, avec des récitatifs souples, où la métrique s’estompe au profit du verbe. Les articulations, les phrasés et nuances nous font proprement redécouvrir ce chef-d’œuvre. Il est servi par ses Talens lyriques au mieux de leur forme, et par une distribution d’excellence : jeune, pleinement engagée, avec des voix sonores, fraîches, familières de l’allemand, y compris dans les passages parlés, ce qui ne gâte rien.
Qui citer en premier ? Certainement la Reine de la Nuit idéale de Jodie Devos, dont les moyens superlatifs sont au service de l’émotion. Son premier air est une plainte, sa douleur est vraie, tout comme le second celui d’une furie. Malgré l’abondance des interprètes que l’on garde en mémoire, son interprétation force l’admiration. On oublie la pyrotechnie – bien réelle – pour la vérité d’une femme blessée et humiliée. Tamino, Julian Prégardien, partage cette vérité dramatique, avec, lui aussi, la voix idéale pour ce rôle, rayonnant dans toutes ses interventions, chantées comme parlées. Sa Pamina (Siobhan Stagg) beauté vocale radieuse, voix longue et colorée nous émeut. Chacun de leurs airs, tout comme leur duo final avec le chœur sont des moments forts. Les trois dames sont exceptionnelles par leur vie, leur harmonie et leurs couleurs (Sophie Junker, Emilie Renard, Eva Zaïcik). Klemens Sander chante Papageno, rôle très lourd, tant vocalement que dramatiquement. Les moyens, la diction, la présence sont au rendez-vous, mais, corseté dans la conception du rôle par le metteur en scène, il se trouve privé d’une part de ses atouts. Le comique comme le tragique (la tentative de pendaison) sont écrasés, hélas, et ne produisent pas les effets attendus. Délicieuse, à croquer est la Papagena de Camille Poul. Le Monostatos est remarquablement campé par Mark Omvlee, voix claire, sonore et agile. Il nous propose un remarquable « Alles fühlt der Liebe Freuden ». Malgré une émission faible des graves, le Sarastro puissant, viril, de Dashon Burton offre de belles couleurs. Il souffre aussi de la conception imposée par David Lescot, qui le fait aboyer dans son dialogue avec l’Orateur, et le prive ainsi de vraisemblance. Christian Immler est un orateur impressionnant, animé, juste, puissant. Les petits rôles ne connaissent aucune faiblesse. Loubards et/ou moines inquiétants, encapuchonnés, les prêtres circulent dans la pénombre. Leur chant nous réserve des moments forts, les seuls qui nous donnent quelques gouttes de l’esprit de Parsifal dans ce monde lugubre. La plastique des phrases, les couleurs de l’émission atteignent le plus haut niveau.
Le chef-d’œuvre sera l’enregistrement audio, pas la vidéo, propre à susciter bien des débats et des réserves.