Force est de constater que Damiano Michieletto possède l’art et la manière de chambouler une œuvre pour la faire parler plus vrai. Après, à Pesaro, une Gazza ladra onirique et une Scala di seta ludique, voici une Donna del lago énigmatique et troublante, révélatrice de non-dit. Durant le court prélude orchestral qui installe une atmosphère mystérieuse, on voit fugitivement un couple de vieillards assis face à face dans une pièce vide. Puis, tandis que commence la grande partie chorale bucolique et guerrière, apparait un immense décor : le bas d’un palais dévasté. Fenêtres aux carreaux brisés, mobilier épars, déglingué, escalier à demi-démoli…. Tout au long du drame les personnages se rencontrent parmi ces décombres.
Que signifie alors la présence quasi constante sur la scène des deux vieux du début dont le programme nous apprend qu’il s’agit d’Elena et de Malcolm ? Ce qu’on peut remarquer, c’est que la vieille Elena possède sur une table basse une photo du roi Gacomo V. Étrange ?
La splendeur d’une musique brillante et enchanteresse mixée à l’horreur des ruines de guerre, la magie du bel canto crûment associée à la déchéance de corps vieillis en proie à la démence sénile, révèle peu à peu la dualité des sentiments qui agitent Elena et le désespoir qui pousse Malcolm à se sacrifier quand il comprend qu’il a été supplanté dans le cœur de celle qu’il aime. Substituant au happy end du livret de ce mélodrame conventionnel une fin ambiguë que Rossini n’a pas exprimé ouvertement, le fameux metteur en scène vénitien réussit à captiver le public d’aujourd’hui sans offusquer les rossiniens aguerris séduits par l’intelligence de sa lecture.
La magnificence et la pertinence des lumières accompagnant le déroulement du drame sont remarquables, surtout à l’acte II quand la nature sauvage ayant repris ses droits et que graminées et herbes folles ont envahi le plateau avant le dénouement éclatant qui succède au merveilleux rondeau final de l’héroïne.
Cors, bois, harpes, rythmes écossais, complicité avec les voix… tout semble couler de source. Il faut dire que sous la direction de Michele Mariotti qui a tété la musique de Rossini au biberon, l’orchestre du Théâtre communal de Bologne parvient à suivre chaque méandre sans jamais dévier de son cours torrentiel.
Elena (Salome Jicia) et Umberto (Juan Diego Flórez) © A. Bacciardi
La distribution satisfait les exigences des profils vocaux. Nouvelle star de l’Academia rossiniana dans Il Viaggio a Reims 2015, récompensée aux concours de Varsovie et de Barcelone, la soprano géorgienne Salome Jicia réussit à assumer une prise de rôle hérissée de difficultés. De « Oh mattutini albori » à « Tanti affetti », elle sait que la prudence s’impose en ce début de carrière ; on pourra prochainement suivre ses progrès dans le rôle de Semiramide à Nancy face à Franco Fagioli en Arsace.
Comme on s’y attendait, Juan Diego Flórez, au zénith de ses moyens, traduit avec brio toutes les nuances de ce rôle de héros romantique, capable, lui aussi, de sacrifier son amour pour le bonheur de sa bien-aimée tout en conservant le panache qui sied à un puissant roi. On retiendra particulièrement son magnifique « Oh fiamma soave » virtuose et fleuri. Un grand chanteur, admirable en tous points !
Le rôle travesti du jeune guerrier Malcom, fiancé secrètement à Elena, est tenu avec compétence et sincérité par Varduhi Abrahamyan, mezzo-soprano arménienne appréciée partout pour son naturel et sa voix chaleureuse. La voix grave du baryton basse Marko Mimica (Douglas) est essentielle pour étoffer les ensembles ; son seul air d’inspiration mozartienne n’a pas été écrit par Rossini, trop pressé par le temps pour ne pas se faire aider. Enfin, dans le rôle marquant de Rodrigo, Michael Spyres trouve un personnage à la hauteur de sa vaillance et de sa sensibilité. Sa voix longue de baryténor fait merveille tant dans la combativité martiale que dans la jalousie qui déclenche l’affrontement passionnel qui s’achève sur le fameux « Come resistere a tanti affetti ».
En conclusion, une interprétation musicale de haut niveau — y-compris dans les rôles secondaires — pour une production osée mais pensée qui ne saurait laisser indifférent.