Tout le monde connaît au moins une scène de la Damnation de Faust, la Marche Hongroise que dirige Stanislas Lefort (alias Louis de Funès) à l’Opéra de Paris dans la Grande Vadrouille. Mais je doute que le film jouisse ici d’autant de notoriété qu’en France, et présenter la Damnation de Faust à Salzbourg, et qui plus est en version concert, ce n’est pas un pari gagné d’avance. L’œuvre en effet n’est guère jouée ici, et sans doute guère connue du public. Cela s’explique peut-être par la faiblesse du livret et son caractère ampoulé (le monde germanique n’aime pas qu’on affadisse Goethe), la longueur de la partition, avec ses intermèdes de ballet dont on ne sait jamais bien quoi faire, par l’originalité de la musique de Berlioz en général, qu’on ne peut rattacher à aucune école, et par l’exigence de la distribution, en particulier celle du rôle titre.
Le succès, pourtant, fut au rendez-vous. Et on le doit autant à d’excellents solistes qu’à l’énergie, à la précision et au talent du chef, principal artisan et donc principal responsable de cette belle réussite.
Dans le rôle titre, nous retrouvons le ténor américain Charles Castronovo qui a déjà une belle carrière derrière lui. Il fit ses débuts ici à Salzbourg en 2006 en Belmonte (Die Entführung aus dem Serail), assumant ensuite des rôles de plus en plus lourds et de plus en plus exigeants. En musicien très complet, et avec une technique irréprochable qui lui permet non seulement de tenir la distance apparemment sans fatigue, mais de briller jusqu’à la fin, il livre une performance quasi athlétique, impressionnante de régularité et d’engagement. La voix est magnifiquement timbrée, parfaite pour le rôle, avec des harmoniques très riches à peu près dans tous les registres, et des couleurs très nuancées. Il réussit de magnifiques effets là où les autres s’époumonent et livre ses suraigus tout en souplesse passant habilement par la technique du falsetto. Tout au plus pourrait-on souhaiter qu’il gagne un peu en liberté, qu’il se laisse d’avantage emporter par la musique et réussisse à s’affranchir totalement de la partition.
Ildar Abdrazakov (Méphistophélès) est lui aussi ce qu’on peut appeler une grosse pointure. Depuis ses débuts à la Scala en 2001, il a parcouru le monde remportant des succès tant aux Etats-Unis qu’en Europe, à Vienne, Paris ou Munich, avec pour aboutissement en 2017 un contrat d’exclusivité pour la maison Deutsche Grammophon. Sa vision de Méphistophélès est cynique et noire mais néanmoins lyrique, évitant la caricature.
Lorsque Marguerite fait son entrée, c’est comme une apparition. Somptueusement vêtue d’une robe de tulle blanc et bleu, le visage radieux sous une blondeur éclatante, Elina Garanča apporte à la soirée ce qu’il y manquait jusque là de glamour et de charme. Dominant la partition qu’elle chante quasiment de mémoire, elle impose sa présence de façon très théâtrale, mais également par sa voix, puissante, ronde et généreuse, et par sa musicalité : elle réussit à capter l’attention du spectateur et à rendre intéressant tout ce qu’elle chante par la façon dont elle incarne le rôle. Son grand air « D’amour l’ardente flamme », au début de la quatrième partie suscite une très grande émotion. Elle sera d’ailleurs généreusement récompensée à l’applaudimètre en fin de soirée.
La jeune basse slovaque Peter Kellner assure sans démériter le petit rôle de Bander.
Tout ce beau monde s’acquitte plus ou moins honorablement des difficultés de la diction française, qui constitue sans doute un autre défi majeur de la partition, lorsqu’on la livre à une distribution internationale.
Mais c’est du côté de l’orchestre, magistralement dirigé par Alain Altinoglu qu’est réalisé le plus gros du travail. En fin connaisseur de Berlioz, il guide l’Orchestre Philharmonique de Vienne vers des chemins inusités, donne sens aux originalités de la partition, détaillant chaque phrase, chaque intervention d’un pupitre soliste, tout en maintenant la cohérence globale de l’œuvre et la tension dramatique. Il faut bien dire qu’il est aidé en cela par la qualité technique époustouflante de cette phalange remarquable, très attentive, ouverte d’esprit et disposée à se laisser guider dans cette grande aventure. Du côté des chœurs aussi la qualité est au rendez-vous, de sorte que le chef mène l’ensemble de ses troupes en confiance, et conduit tout naturellement l’auditeur vers la magistrale conclusion de l’œuvre, à la fois chorale et orchestrale, incluant le chœur d’enfants, lorsque les voix célestes accueillent Marguerite au paradis. On peut trouver ça kitch, mais on se laisse prendre malgré tout par l’émotion, tant la réalisation est belle.
Et parce qu’à Salzbourg on ne fait rien comme ailleurs, lorsqu’un garçon de salle offre un gigantesque bouquet de fleurs à la soliste à l’issue de la représentation, il s’incline respectueusement et porte des gants blancs. La classe !