D’où vient-il qu’une voix nous émeuve tant, nous touche si intimement ? En l’occurrence, celle de Richard Croft ? Dans un portrait paru récemment dans nos colonnes, Guillaume Saintagne listait quelques unes de ses qualités pour l’expliquer : une voix « large et néanmoins lisse », un « timbre sans grain », une « couleur fumée » reconnaissable entre toutes. Oui, tout cela est bien vrai ; mais avouons que nous n’en savons rien. La voix et l’émoi qu’elle porte résisteront toujours aux qualifications, et particulièrement dans le cas de Richard Croft. Il faut le dire, cette voix change, ses espèces se modifient – l’aigu se contraint, le médium s’affermit – et pourtant rien ne change. Ce que le ténor perd aujourd’hui en brillance, en maîtrise d’un instrument devenu parfois indocile, il le gagne en abandon, en noblesse, en vérité. Au détour d’ornements presque imperceptibles, dans un récitatif proféré au milieu d’un vrai silence, sur le fil d’un pianissimo inaltéré, le ténor accomplit encore une fois – mais différemment – ce pourquoi on l’admire : donner une voix à la bonté.
Donner une voix au théâtre également. Claus Guth s’appuie sur tous les précédents Titus (et Idoménée, et Jupiter, et Mitridate) de Richard Croft pour dessiner l’essence du personnage : un homme seul dans l’amour et le pouvoir. Il semble entendu aujourd’hui que la clémence de l’empereur ne peut être autre chose qu’une faiblesse, que le signe d’une dépression. C’est contestable au regard de l’objet de l’opéra – une œuvre de commande, donc de propagande – mais cela se tient ici sans difficulté. A partir de ses motifs fétiches (le flashback, le double) et de ses propositions scéniques habituelles (les chorégraphies du chœur – par ailleurs excellent –, l’eau, les broussailles), Claus Guth tisse habilement le canevas des psychologies et des traumas des différents protagonistes et dessine un Titus fragile, sorte d’alter-ego du Lohengrin qu’incarnait Jonas Kaufmann à Paris il y a quelques mois. S’y superpose un excellent travail sur le récitatif et le rythme de la parole : malgré un continuo que l’on aurait voulu à la fois plus sonore et plus engagé, c’est bien ce travail – silences, répétitions, rires, cris – qui insuffle vie au théâtre. À la tête d’un Orchestra of the Age of Enlightment dont les instruments anciens sonnent un peu mat mais résolument vivants, le jeune directeur musical du festival Robin Ticciati accompagne cette parole et ces silences d’un geste sûr, attentif à l’équilibre des voix et à la tenue du drame.
© Alastair Muir
Équilibre des voix qui ne souffre par ailleurs d’aucune faiblesse. Anna Stephany, nouvelle venue dans le clan des titulaires de grands rôles travestis (Idamante, Cherubino, Octavian, Romeo), est une révélation. Non pas simplement androgyne, son Sesto est véritablement un homme, désirant, vibrant, pathétique. Et sa voix insolemment souveraine ne fait qu’une bouchée de la partition, survolant la terrible difficulté de « Parto, parto » d’une ornementation idéale et de pianissimi inouïs. Cette rare maîtrise des nuances caractérise également le couple Annio-Servilia, dont le duo « Ah, perdona al primo affetto » est aussi caressant que possible. L’une (Michèle Losier) et l’autre (Joélle Harvey) impressionnent de leur vocalité jeune et saine, trouvant des couleurs lumineuses qui teintent d’un jour neuf ces protagonistes souvent délaissés. Alice Coote, enfin, investit Vitellia d’une puissance dramatique inhabituelle, transformant même son air final « Non più di fiori » en grande scène de folie, façon Elettra dans Idomeneo. C’est admirablement mené, avec cette tessiture immense et homogène qui surprend toujours un peu lorsque les graves sonnent riches et brillants comme des aigus ; tout juste pourrait-on faire remarquer que l’ensemble excède légèrement la vocalité générale du plateau. Une broutille, au regard de l’admirable représentation qu’il nous a été donné de voir.